Par Lucie DeBlois, professeure titulaire, Université Laval
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Résumé
L’apprentissage des fractions pose des défis particuliers. En effet, les élèves rencontrent à ce moment des situations qui exigent de réfléchir à des contextes où la multiplication ou la division sont nécessaires. L’apprentissage successif des nombres naturels, puis des fractions conduit souvent les élèves à « transférer » leurs premiers apprentissages aux seconds. C’est ainsi que le fait de devoir attribuer un rôle au numérateur et un autre au dénominateur, chacun des termes de la fraction, les amène parfois à considérer chacun de ces termes comme un nombre naturel pour trouver, par exemple, que ¾+½= 4/6 plutôt que 5/4. Dans cet article, nous chercherons à comprendre les erreurs des élèves et nous présenterons des précautions à prendre afin de créer des interventions qui favorisent la construction de ce concept mathématique. Les erreurs des élèves sont issues d’une recherche[1] réalisée auprès d’élèves de 9 à 12 ans au moment où ces élèves manifestent des réactions d’évitement, d’agitation ou d’anxiété (DeBlois et Bélanger, 2016, DeBlois, 2014)
Enseigner les fractions
L’apprentissage des nombres naturels et de leurs opérations influence celle de la fraction. Les élèves essaient de transférer leurs connaissances créant ce que nous appellerons des règles puisqu’elles ne font pas appel à des connaissances mathématiques mais se développent plutôt par l’observation de certaines régularités, par les élèves, le plus souvent amenées par les caractéristiques des tâches qui leur sont proposées. Ces règles se situent dans une logique des actions déjà réalisées et provoquent, pour les élèves que nous avons rencontré, des réactions d’évitement, d’anxiété ou d’agitation.
Comprendre pourquoi les élèves utilisent la soustraction plutôt que la division
Nous avons pu observer que la soustraction est parfois privilégiée à la division pour interpréter la fraction-opérateur (1/10 de 100). C’est ainsi qu’un élève de 11 ans doit identifier la valeur d’une pierre précieuse et d’une perle, sachant qu’un lingot d’or vaut 100 points, une pierre précieuse 1/10 de la valeur du lingot et la perle 1/5 de la pierre précieuse. Cet élève trouve que 1/10 de 100 = 90 plutôt que 10. Il trouve ensuite que 1/5 de 10= 5 plutôt que 2. Ce contexte, celui de la fraction-opérateur, l’élève considère d’abord le nombre 100 (la valeur du lingot d’or), puis le nombre 10 (la valeur de la pierre précieuse) pour les soustraire comme s’ils étaient des nombres naturels. Invité à illustrer 1/10 de 100 avec le matériel multi base, l’élève prend une plaque contenant de 100 cubes, la sépare en 10 bâtonnets de 10 cubes, puis il glisse 9 bâtonnets sur la table et identifie 90 comme résultat.
En le laissant poursuivre pour trouver 1/5 de la pierre précieuse, cet élève prend un seul bâtonnet (10) en disant : « Ça, c’est la valeur de la pierre précieuse ». Cela marque une connaissance « en action » de 1/10 de 100. Cette connaissance est différente de ce qu’il a évoqué précédemment. Toutefois, le même raisonnement est utilisé puisqu’il compte jusqu’à cinq sur ce bâtonnet : « Et ça, c’est la valeur de la perle [5] », dit-il. Sollicité ensuite à trouver ½ de 10, il a pu remettre sa solution en question pour trouver que 1/5 de 10 est 2. Ces erreurs pourraient prendre leur origine dans les premières activités portant sur la fraction.
Comprendre pourquoi les élèves voient la fraction comme une activité de repérage
Les manuels scolaires présentent habituellement des figures géométriques déjà découpées (figure 1) ou des ensembles d’objets comportant déjà des sous-groupes (figure 2) pour lesquels l’élève doit retrouver, par exemple ¼. Il est à noter que le cercle est habituellement évité compte tenu des exigences liées au diamètre pour partager en parties égales.
Figure 1. Fraction ¼ comme partie d’un tout Figure 2. Fraction ¼ comme partie d’un ensemble
Amenés à simplement dénombrer la ou les parties d’un « tout » déjà partagées, les élèves évitent les activités de partage en parties égales d’un tout (par le pliage, le découpage, le marquage) ou d’une collection. C’est ainsi que ces activités les invitent à repérer les parties d’une figure géométrique ou les sous-groupes d’un ensemble, plutôt qu’à partager en parties égales.
Sans activité de manipulation, comme celle du partage en parties égales d’un tout ou d’une collection d’objets, les élèves ne peuvent prendre conscience de l’importance de l’égalité des parties pour interpréter la relation entre le numérateur et le dénominateur par rapport à l’unité de référence. En effet, ce partage permet d’une part, de reconnaître, par exemple, que la valeur ¼ sera la même quelle que soit la façon de partager ou quelle que soit la grandeur de la forme, ce que ne permettent pas les activités des figures 1 et 2.
D’autre part, le partage en parties égales correspond à une entrée dans une structure multiplicative, plus particulièrement lorsque l’élève doit partager un ensemble d’objets pour construire des sous-groupes égaux. En mettant en œuvre le dénombrement, plutôt que le partage, la pensée de l’élève demeure dans une structure additive plutôt que multiplicative[2]. C’est ainsi que la fraction, vue comme une activité de repérage, pourrait expliquer que, face à une situation exigeant de représenter ¾ de 12 framboises, une élève de 9 ans partage correctement en 4 groupes les 12 framboises dessinées sur sa feuille, mais colorie une seule framboise dans 3 des 4 groupes plutôt que 3 groupes de framboises (Giguère-Duchesne, 2013).
Des critères pour prendre des précautions
Le choix des nombres
Par exemple, un élève doit choisir ¾ des pommes dans un panier de fruits contenant 4 pommes. Ce contexte n’oblige pas l’élève à former des groupes, car le dénominateur correspond aux nombres d’éléments formant le tout. L’élève peut répondre 3 pommes en basant sa réflexion exclusivement sur le numérateur.
À l’inverse, un contexte dans lequel il doit prendre 2/3 des bananes sachant qu’il y a 6 bananes dans le panier de fruits, l’élève doit d’abord séparer en trois sous-groupes les 6 bananes. Ensuite, il doit choisir 2 sous-groupes parmi les trois formés. Enfin, il doit dénombrer les éléments des sous-groupes pour formuler sa réponse, contrairement à l’exemple des pommes, l’élève ne peut se baser seulement sur le numérateur pour donner sa réponse[3].
Ainsi, le deuxième exemple exige des élèves de considérer simultanément les éléments (bananes), les sous-groupes et le tout. C’est ainsi que le partage en sous-groupes égaux permet à la pensée des élèves d’entrer dans une structure multiplicative pour reconnaître la relation entre le numérateur (deux sous-groupes) et le dénominateur (trois sous-groupes), plutôt qu’à l’unique prise de conscience du rôle du numérateur et du dénominateur.
Le choix des situations
Analyser les caractéristiques des situations est un autre critère permettant aux professionnels de l’enseignement de prendre des précautions puisque nous l’avons vu précédemment, les fractions se présentent dans différents contextes. Nous avons pu constater leurs exigences spécifiques des contextes de parties d’un tout, de parties d’une collection d’objets et d’opérateur dans les exemples précédents. En effet, la situation des framboises invite à reconnaître les exigences spécifiques du contexte « partie d’une collection d’objets » par rapport à celui de « partie d’un tout ». Familier avec le dénombrement par 1 des parties d’une figure géométrique, l’élève transfère cette connaissance sans l’adapter à la nécessité de dénombrer des sous-groupes complets. Les fractions se présentent aussi dans d’autres contextes dont la mesure (¼ de tasse), le rapport (1 portion de rouge pour 4 portions de blanc) que nous retrouvons aussi dans le contexte des probabilités et celui de nombre sur une droite numérique ou pour opérer. Mercier et DeBlois (2004) ont pu observer comment certains élèves utilisaient le sens partie d’un tout pour situer une fraction sur une droite numérique (sens nombre de la fraction). Ainsi, il devient nécessaire d’être attentif à familiariser les élèves avec un ensemble de contextes qui leur permettront d’adapter leur interprétation des fractions.
La création d'un contre-exemple
Il peut être important de créer des ruptures de contrat didactique (DeBlois, 2010, DeBlois et Larivière, 2012, Larivière et DeBlois, 2013) par l’étude d’un contre-exemple. Repensons à l’élève sollicité à trouver 1/5 de 10. La solution trouvée était 5, ce qu’il a pu remettre en question lorsqu’il a été invité à trouver ½ de 10 en expliquant : parce qu’il y en a juste deux [petits cubes]. Le contre-exemple permet à l’élève de prendre conscience des limites de ses connaissances ou des règles qu’il a construites pour reconnaitre qu’il doit les adapter ou les abandonner compte tenu du contexte comportant des exigences différentes (DeBlois et René de Cotret, 2005).
Conclusion
Les erreurs des élèves font partie du processus de transformation des connaissances, notamment lorsqu’on leur soumet des problèmes à résoudre plutôt que des exercices d’application (DeBlois, 1995). Dans ces conditions, la curiosité des professionnels de l’enseignement à l’égard du raisonnement de leurs élèves est essentielle pour interpréter leurs erreurs et les situer dans un processus (DeBlois, 2003). Par exemple, le pourcentage est le plus souvent présenté comme une fraction équivalente (CSFL, 2015) à l’élémentaire. Le pourcentage sera toutefois situé dans l’apprentissage du raisonnement proportionnel au secondaire qui s’appuie sur la fraction-rapport. Enfin, pour donner un sens aux opérations sur les fractions, les élèves doivent développer une compréhension qui fait intervenir non seulement le rôle du numérateur et du dénominateur mais les relations entre le numérateur, le dénominateur et l’unité de référence.
Autres ressources pertinentes
Références
Commission du-Fleuve-et-des-Lacs (2015). Les capsules didactiques. En ligne : http://www.csfl.qc.ca/index.php/outils/outils-pedagogiques/capsules-mathématiques
DeBlois L. (1995). La place de l'erreur dans le développement de la compréhension en mathématiques. Instantanés mathématiques. St-Laurent (Québec). XXXI (2), 4-7.
DeBlois L. (2003) Interpréter explicitement les productions des élèves : une piste… Éducation et Francophonie XXXI(2) 176-199. http://www.acelf.ca/c/revue/pdf/XXXI_2_176.pdf
DeBlois L. Larivière, A. (2012) Une analyse du contrat didactique pour interpréter les comportements des élèves au primaire. Colloque Espace Mathématique Francophone 2012. En ligne : http://emf.unige.ch/files/6714/5320/9568/EMF2012GT9DEBLOIS.pdf
DeBlois, L. (2010). Peut-on lire les troubles de comportement autrement ? Bulletin du CRIRES. Nouvelles CSQ. 21-24. En ligne : http://crires.ulaval.ca/sites/crires/files/roles/membre-crires/no_23_2010.pdf
DeBlois, L. (2014) Le rapport aux savoirs pour établir des relations entre troubles de comportements et difficultés d'apprentissage en mathématiques. Dans Le rapport aux savoirs: Une clé pour analyser les épistémologies enseignantes et les pratiques de la classe. Cordonné par Marie-Claude Bernard, Annie Savard, Chantale Beaucher. En ligne: https://lel.crires.ulaval.ca/sites/lel/files/le_rapport_aux_savoirs.pdf
DeBlois, L. et René de Cotret, S. (2005). Et si les erreurs des élèves étaient le fruit d'une extension de leurs connaissances. Réussite scolaire : comprendre et mieux intervenir. Presses de l'Université Laval, Ste-Foy, Québec. 135-145.
DeBlois, L., Bélanger, J.-P. (2016). La résolution de problèmes vue par les élèves qui manifestent des réactions d’évitement, d’anxiété ou d’agitation. Vivre le primaire 29 (2). 62-66. En ligne : http://www.fse.ulaval.ca/fichiers/site_fse2015/documents/Actualite/VLP_Vol29No2_Web62_65_2_.pdf
Giguère-Duchesne A. (2013). Une recension des règles et des habitudes des élèves du deuxième cycle du primaire en mathématiques pour favoriser la réussite scolaire. Mémoire de maîtrise. Université Laval. [ressource électronique] / https://corpus.ulaval.ca/jspui/bitstream/20.500.11794/24301/1/29861.pdf.
Larivière, A. DeBlois, L. (2013) Quelles mathématiques font les élèves qui adoptent des comportements d’évitement en mathématiques ? Vivre le primaire. 26 (2), 56-61. En ligne : http://aqep.org/wp-content/uploads/2017/03/AQEP_Vivre-le-primaire_Vol26-No2_Sommaire.pdf
Mercier, P., DeBlois, L. (2004). Passage primaire-secondaire dans l’enseignement et l’apprentissage des fractions. Envol 127. 17-24. En ligne: https://crires.ulaval.ca/work/5550
Ministère de l’éducation des Loisirs et du Sport (2010). Épreuves de mathématique deuxième année du troisième cycle primaire. Québec.
Notes
[1] Cette recherche a été possible grâce au fond Grégoire-Blouin de l’Université Laval.
[2] Les structures additives correspondent aux activités faisant intervenir l’addition et son inverse, la soustraction. Les structures multiplicatives correspondent aux activités faisant intervenir la multiplication et son inverse, la division.
[3] Je tiens à remercier monsieur Jean-Philippe Bélanger pour l’exemple qu’il a créé.
Ressource pertinente sur le site Web de TA@l’école
Cliquer ici pour accéder à l’enregistrement du webinaire L’analyse de l’erreur en mathématiques.
À propos de l'auteure
Lucie DeBlois a obtenu un baccalauréat en orthopédagogie de l’Université de Sherbrooke. À la suite d’un travail de plus 10 ans comme orthopédagogue dans différentes commissions scolaires de la province de Québec, elle a complété une maîtrise, puis un doctorat en didactique des mathématiques à l’Université Laval. Elle travaille comme professeure et chercheure à l’Université Laval depuis 1995. Actuellement professeure titulaire au département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage, les champs d’expertise de madame DeBlois couvrent le développement de la compréhension chez les élèves du primaire et du secondaire en mathématiques, la formation continue des enseignants et la formation initiale au primaire et au secondaire. Son implication au Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire (CRIRES) l’a amené à développer une expertise à l’égard des composantes de la réussite scolaire.
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