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par Amélie Chiasson, Vicki Laframboise, Élisabeth Taschereau et Alain Desrochers, École d’application du Consortium Centre Jules-Léger et Université d’Ottawa
Vous êtes enseignants et vous remarquez que vos élèves n’apprennent pas à lire au même rythme. La plupart ont un débit normal en lecture orale pour leur niveau scolaire, alors que d’autres lisent laborieusement. Ces derniers ont un débit saccadé et relativement lent. D’autres encore lisent rapidement, mais sans prendre en compte la ponctuation et sans intonation. Comment comprendre cette variabilité dans le déroulement de la lecture orale ? C’est l’une des deux questions auxquelles nous cherchons à répondre dans cet article. L’autre concerne les stratégies éducatives qui peuvent être mises en œuvre pour favoriser le développement de la fluidité (ou fluence) de lecture chez les faibles lecteurs.
Le concept de fluidité de lecture
Les enseignants, les professionnels de l’éducation et les chercheurs s’entendent généralement sur l’idée que la fluidité constitue un élément essentiel du développement de la compétence en lecture (National Reading Panel, 2000). Pour retenir et comprendre ce qu’ils lisent, les élèves doivent extraire les informations d’un texte avec un niveau d’efficience élevé. L’indicateur le plus courant de l’efficience de la lecture orale est le nombre de mots, présentés dans une liste ou dans un texte, lus par minute, en prenant en compte ou non la justesse du décodage (Jenkins et al., 2003).
Pour déterminer si la fluidité de lecture d’un élève se situe dans l’étendue des valeurs observées chez les normolecteurs, des estimations et des rangs centiles ont été calculés auprès d’apprentis lecteurs de l’anglais (Hasbrouck et Tindal, 2006, 2017). Ces normes ont également été proposées aux enseignants qui œuvrent auprès d’élèves francophones (Giasson, 2011). Elles doivent toutefois être interprétées avec prudence, car elles sont influencées par plusieurs variables, dont les caractéristiques du matériel lu (p. ex. celles des textes ou des listes de mots), celles de la langue ou du programme d’enseignement, et celles des lecteurs (p. ex. leur origine sociale) (Gosch et al., 2022 ; Jenkins et al., 2003). Malgré ces sources de variation, les normes de fluidité restent utiles pour fixer, pour chaque niveau scolaire, des seuils en deçà desquels les élèves présentent un risque de difficulté plus ou moins élevé dans l’apprentissage de la lecture. Kaminski et Good (1989), par exemple, montrent que les élèves qui n’atteignent pas le seuil de 40 mots lus correctement par minute à la fin de la 1re année du primaire courent un risque accru de présenter des difficultés sévères dans leur apprentissage futur de la lecture.
Pour approfondir l’interprétation des indicateurs de fluidité de lecture, revenons sur ce qui se développe lorsque les élèves apprennent à lire. Dans cet approfondissement, deux concepts nous seront particulièrement utiles, celui de la stratégie de lecture et celui de l’automatisation des processus de lecture (Afflerbach et coll., 2008). Le terme stratégie de lecture désigne l’ensemble d’actions cognitives réalisées délibérément par les élèves pour atteindre sur un but particulier comme celui de décoder un mot, d’évoquer sa signification ou de dégager une compréhension d’un texte (Perfetti et Helder, 2022). Ce qui caractérise une stratégie de lecture est donc l’exercice d’un contrôle délibéré du traitement de l’information par l’apprenti lecteur, le désir d’atteindre un but et le monitorage du déploiement et de l’effet des actions cognitives requises pour atteindre ce but. La mise en œuvre d’une stratégie de lecture ne va pas de soi, car elle exige un effort important chez les apprentis lecteurs et de nombreuses heures de pratique. Il est à noter que le déploiement d’une stratégie de lecture n’assure pas toujours l’atteinte du but poursuivi. L’apprenti lecteur doit parfois modifier les actions cognitives qu’il met en œuvre ou l’objectif de lecture lui-même (p. ex. lire rapidement coûte que coûte ou lire plus lentement pour assurer une meilleure compréhension). Certaines stratégies sont notoirement mal adaptées à une lecture juste et efficace (p. ex. deviner l’identité du mot à partir des premières lettres ; deviner le sens d’un passage de texte à partir de quelques mots). Il est donc impératif de conduire les élèves à adopter des stratégies efficaces et adaptées aux objectifs qu’ils poursuivent dans la pratique de la lecture.
La maitrise des stratégies de lecture efficaces et la pratique régulière de la lecture conduisent typiquement les apprentis lecteurs à élever progressivement leur niveau d’efficience. L’efficience se manifeste dans l’automatisation des actions cognitives requises par la lecture. Cette automatisation présente plusieurs caractéristiques importantes (Kuhn et al., 2010 ; Montésinot-Gelet et Fleuret, 2022). La plus évidente est la justesse et la rapidité d’exécution. La deuxième est la réduction de l’effort requis pour réaliser des opérations complexes comme le décodage des mots, la lecture orale des phrases ou des textes, le contrôle de la prosodie (p. ex. l’intonation et les pauses) et la compréhension de l’écrit. L’économie de ressources cognitives qui résultent de l’automatisation de la lecture permet aux élèves de mener en parallèle plusieurs opérations comme la lecture orale d’un texte et sa compréhension. Une troisième caractéristique de l’automatisation est qu’elle entraine l’autonomie des opérations de lecture. Par exemple, une fois que l’élève a appris à lire, il ne peut plus s’empêcher de lire les mots auxquels il est exposé ; les opérations de lecture sont déclenchées automatiquement. Ce déclenchement ne nécessite donc plus l’attention consciente des lecteurs. Il est à noter que l’automatisation des processus de lecture ne se limite pas à l’identification des mots ; elle vient aussi à caractériser l’efficience de la lecture expressive (avec intonation), de l’évocation du sens des mots et de la compréhension des passages de texte. La prise en compte de toutes ces facettes de la compétence en lecture conduit à une définition de la fluidité de lecture qui ne se réduit plus à la rapidité du décodage oral des mots. La lecture est dite fluide a) lorsque l’identification des mots est juste, b) lorsque le débit de lecture se situe dans la norme ou dans une étendue supérieure relativement au niveau scolaire de l’élève, c) lorsque la lecture est expressive et conforme à la prosodie (p. ex. l’intonation, les pauses) et d) lorsque les élèves adaptent leur vitesse de lecture aux exigences du texte (p. ex. son degré de difficulté, son genre littéraire).
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L’amélioration de la fluidité de lecture chez les faibles lecteurs
Que peut-on faire lorsque le niveau de fluidité des élèves est en deçà du seuil attendu à leur niveau scolaire ? Le premier facteur à prendre en compte est la cause de la lenteur de lecture. Cette lenteur est-elle due à une maîtrise insuffisante des stratégies requises par l’identification des mots ? Est-elle plutôt due à un développement insuffisant de l’automatisation de l’application de ces stratégies ? Un premier indice nous est fourni par la mise en relation la justesse et la rapidité du décodage. Pour illustrer cette idée, dans la figure 1, chaque point désigne un élève et l’emplacement de ce point est déterminé par la proportion des mots lus correctement et le nombre total de mots lus par minute.
Figure 1. La proportion des mots lus correctement en fonction du nombre de mots lus par minute (source des données : la cohorte des élèves admise au Centre Jules-Léger, en septembre 2022).
La figure 1 montre que le débit de lecture reste en deçà de 40 mots par minute lorsque la maîtrise de l’identification des mots est inférieure à environ 90 % de réponses correctes. C’est dire que l’identification des mots doit être relativement bien maîtrisée avant que les gains s’accélèrent sur le plan du débit de lecture. Cette relation indique aussi que les élèves chez qui la lecture est lente peuvent présenter des lacunes différentes et nécessiter des interventions différenciées. C’est la raison pour laquelle certains des programmes d’intervention conçus à l’intention des faibles lecteurs sont centrés sur la maîtrise préalable du décodage (p. ex. la segmentation des unités infra-lexicales et la conversion graphophonémique ; Metsala et David, 2021 ; Stocker et al., 2022) et d’autres, centrées principalement sur le renforcement de l’automatisation des processus de lecture (pour des recensions systématiques, voir Chard et al., 2002 ; Hudson et al., 2020 ; Stainle et coll., 2022 ; Stevens et al., 2017). La grande majorité des programmes actuels sont axés sur le rehaussement de l’automatisation des processus de lecture. Dans la plupart des études d’impact qui ont été répertoriées, les procédures de lecture répétée de texte occupent une place centrale.
Dans la procédure de base, on fait lire aux élèves un texte décodable à plusieurs reprises (3 à 6 fois) et on répète l’activité au cours de plusieurs séances hebdomadaires (2-3 séances de 10 à 30 minutes) pendant plusieurs semaines (4 à 36 semaines). Lors de chaque lecture, on prend une mesure de la proportion (ou du pourcentage) de mots lus correctement, du nombre de mots lus par minute et, dans quelques études, de la prosodie. Cette procédure peut être enrichie en lui ajoutant diverses formes d’étayage : un modelage préalable de l’activité, une rétroaction sur la justesse du décodage (p. ex. centrée sur les unités infra-lexicales ou sur les mots prononcés incorrectement), l’établissement d’un critère de performance à atteindre et des activités postérieures à l’intervention (p. ex. le rappel du texte qui vient d’être lu, la production d’un résumé ou la réponse à des questions de compréhension). Les résultats issus des études d’impact de cette procédure présentent encore des incohérences, mais les conclusions suivantes paraissent assez sûres :
- La procédure de lecture répétée de texte a effectivement un effet positif sur l’amélioration de la fluidité de lecture et sur la compréhension de l’écrit. L’effet sur la compréhension est attribuable à deux causes : a) l’automatisation de l’identification des mots qui libère des ressources cognitives pour des processus de lecture plus évolués, et b) l’inclusion dans l’intervention d’activités centrées explicitement sur la compréhension.
- Par ailleurs, les gains en fluidité sont plus importants,
- o lorsqu’un critère de performance atteignable est établi avant le début de l’intervention ;
o lorsque la lecture orale avec intonation fait l’objet d’un modelage avant la mise en œuvre de la lecture répétée. Dans les études qui ont démontré cet avantage, les adultes chargés du modelage ont participé à des séances de formation (p. ex. deux séances de trois heures) avant d’amorcer le programme d’intervention auprès des élèves.
o lorsqu’une rétroaction est offerte sur les erreurs de décodage commises par les élèves pendant la lecture répétée.
- o lorsqu’un critère de performance atteignable est établi avant le début de l’intervention ;
Trois questions importantes sur l’entraînement de la fluidité restent toutefois ouvertes. D’abord, une conséquence attendue de cet entraînement est l’amélioration de la prosodie, mais cet effet est encore peu documenté malgré sa pertinence pour la compréhension de l’écrit (Wade-Woolley et al., 2022). Peu d’études ont documenté le maintien des gains en fluidité après la fin du programme d’intervention. Enfin, pratiquement aucune étude n’a porté sur les autres stratégies éducatives utilisées dans le milieu scolaire pour favoriser le développement de la fluidité de lecture (p. ex. le théâtre de lecteurs, la lecture chorale ou la lecture en écho).
Conclusion
Notre examen de la fluidité de lecture a permis d’établir deux points. D’abord, la fluidité de lecture est un concept assorti de plusieurs composantes : la justesse, la rapidité d’exécution, la prosodie et l’adaptation aux caractéristiques du texte. Les composantes les plus couramment prises en compte sont la justesse de l’identification des mots et le nombre de mots lus par unité de temps. Le mesurage formel de la prosodie et de l’adaptation nécessite une instrumentation particulière et rarement disponible dans le milieu scolaire. L’élaboration des programmes d’entraînement de la fluidité de lecture s’est considérablement accélérée depuis la parution du rapport de synthèse du National Reading Panel (2000). Malgré les nombreuses incertitudes dans la documentation actuelle, plusieurs recommandations raisonnablement fiables peuvent être tirées et utilisées pour guider l’amélioration des programmes d’intervention existants ou la création de nouveaux programmes.
Références
Afflerbach, P., Pearson, P. D. et Paris, S. G. (2008). Clarifying differences between reading skills and reading strategies. The Reading Teacher, 61(5), 364-373.
Giasson, J. (2011). La lecture: apprentissage et difficultés. Montréal: Gaëtan Morin.
Gosch, A., Misquitta, R., Shenoy, S. et Kotwal, S. (2022). Establishing preliminary reading fluency benchmark for Grade 3 students in India. Journal of Research in Reading, 45(4), 549-566.
Hasbrouck, J. et Tindal, G. A. (2006). Oral reading fluency norms: A valuable assessment tool for reading teachers. The Reading Teacher, 59(7), 632-644.
Hasbrouck, J. et Tindal, G. A. (2017). An update to compiled ORF norms. Behavioral Research and Teaching. https://www.brtprojects.org/wp-content/uploads/2017/11/TechRpt_1702ORFNorms2.pdf. Document récupéré le 4 août 2023.
Hudson, A., Koh, P. W., Moore, K. A. et Binks-Cantrell, E. (2020). Fluency interventions for elementary students with reading difficulties: A synthesis of research from 2000 to 2019. Education Science, 10, article 52.
Jenkins, J. R., Fuchs, L. S., van den Broek, P., Espin, C. et Deno, S. L. (2003). Sources of individual differences in reading comprehension and reading fluency. Journal of Educational Psychology, 95(4), 719-729.
Kaminski, R. A et Good, R. H. (1998). Assessing early literacy skills in a problem-solving model: Dynamic indicators of basic early literacy skills. Dans M. R. Shinn (dir.), Advanced applications of curriculum-based measurement (pp. 113-142). New York: Guilford.
Kuh, M., Schwanenflugel, P. J. et Meissinger, E. B. (2010). Aligning theory and assessment of reading fluency: automaticity, prosody, and definitions of fluency. Reading Research Quarterly, 45(2), 230-251.
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