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Lorsque nous lisons, un bon nombre de processus cognitifs se mettent en œuvre, notamment les processus qui permettent d’identifier les mots écrits. Essentiels à la compréhension d’un texte, les processus d’identification des mots sont tributaires de la manière dont chaque langue transpose ou encode à l’écrit les mots entendus. Les langues alphabétiques, dont fait partie le français, encodent chaque son ou phonème (ex., /m/ /o/ /t/ /o/) pour écrire les mots. Elles encodent aussi chaque unité de sens, soit les morphèmes (i.e., préfixe, racine, suffixe, re-cycl-age). Par conséquent, pour décoder les mots écrits dans ces langues, des processus qui traitent les phonèmes et les morphèmes sont indispensables. En effet, l’implication des processus reliés aux traitements phonologique et morphologique est reconnue par les modèles développementaux d’identification des mots (Ehri, 2014; Seymour, 1999; Tsesmeli & Seymour, 2006). Or, si nous avons une compréhension approfondie du traitement phonologique, celle concernant le traitement morphologique l’est moins. Dans les 30 dernières années, les efforts des chercheurs sont déployés pour comprendre comment les élèves se servent de leurs connaissances sur les morphèmes pour lire avec plus de précision et rapidité les mots qui ont plus d’un morphème, soit les mots polymorphémiques (ex., re-cycl-age). D’une part, des chercheurs (Casalis, Dusautoir, Cole, & Ducrot, 2009; Deacon, Parrila, & Kirby, 2006; Nagy, Berninger, & Abbot, 2006) invitent les élèves à lire des mots polymorphémiques en leur présentant à l’avance aléatoirement la racine du mot (ex. cycle), un voisin orthographique (ex. raclage) ou phonologique (ex. sikle). Ils ont observé que, quand l’amorce est la racine du mot, les participants lisent plus précisément et plus rapidement les mots que dans les autres conditions. D’autre part, des études (Carlisle, 1995, 2000; Séverine Casalis & Louis-Alexandre, 2000; Colé, Royer, Leuwers, & Casalis, 2004; Deacon & Kirby, 2004; Fowler & Liberman, 1995; Kirby et al., 2011; Schwiebert, Green, & McCutchen, 2002; Verhoeven & Schreuder, 2011) ont documenté que l’habileté à réfléchir (sur) et à manipuler les morphèmes, en d’autres mots la conscience morphologique, est fortement corrélée è l’identification des mots à différents niveaux scolaires, surtout à ceux de fin de l’élémentaire (Kirby et al., 2011; Mahony, Singson, & Mann, 2000; Singson, Mahony, & Mann, 2000). De surcroit, les résultats de certaines études indiquent que quand un programme de  conscience morphologique est proposé aux élèves ces derniers améliorent leur capacité à lire les mots (Elbro & Arnbak, 1996; Lyster, 2002; Nunes, Bryant, & Olsson, 2003). Ces résultats suggèrent aussi que les effets d’un tel entrainement seraient plus bénéfiques pour les élèves en difficulté (Bowers et al., 2010; Goodwin & Ahn, 2012).

Si l’ensemble de ces études apporte des preuves convergentes soutenant le rôle de la conscience morphologique dans la capacité à identifier ces mots (Verhoeven & Perfetti, 2003), notre compréhension de la manière dont les lecteurs en difficulté se servent des morphèmes pour lire les mots écrits mérite d’être approfondie. Une hypothèse bien partagée est que le recours aux morphèmes lors de la lecture des mots serait une stratégie compensatoire que les lecteurs en difficulté ont développé pour pallier leurs déficits phonologiques (Séverine Casalis, Colé, & Sopo, 2004). Expliquée à la lumière de la qualité lexicale (Perfetti, 2007), cette hypothèse suggère que les lecteurs en difficulté ont, contrairement aux bons lecteurs, des représentations orthographiques des mots de moins bonne qualité.  Aussi, ils ne peuvent pas les récupérer de manière efficiente lors de la lecture. Par conséquent, ils s’appuient sur d’autres informations, notamment l’information morphologique retrouvée dans les morphèmes qui composent le mot (ex. en-courage-ment) (Gilbert, Goodwin, Compton, & Kearns, 2013; Kearns et al., 2016). Le fait que  la capacité à lire avec justesse les racines des mots prédit la lecture des mots polymorphémiques chez les lecteurs en difficulté (Séverine Casalis et al., 2004; Kearns et al., 2016) appuie cette hypothèse.

Toutefois, l’hypothèse de stratégie compensatoire implique que pour recourir à l’information morphologique un certain niveau de la conscience morphologique doit être atteint. Ce dernier dépendant de l’expérience avec l’écrit (Gombert, 1990), on peut s’attendre à ce que les lecteurs en difficulté n’aient pas développé la conscience morphologique au niveau recherché pour soutenir le développement de leur capacité à lire les mots polymorphémiques (Casalis et al. 2004). D’ailleurs, dans les tâches morphologiques, les lecteurs en difficulté performent moins bien que les lecteurs de leur groupe d’âge mais aussi bien que les plus jeunes lecteurs (Windsor, 2000).

Cette relation de causalité réciproque pourrait aider à comprendre la proportion de 15 à 20% d’élèves francophones qui peinent à identifier les mots même à la fin de l’élémentaire (Desrosiers & Tétrault, 2012; ONL, 2000). Des données qui proviennent d’études menées en contexte anglophone permettent de poursuivre une possible explication de cette proportion élevée.  Selon une étude qui a suivi les participants pendant 5 ans, 36% à 46% des lecteurs en difficulté de 4e année n’ont démontré aucune difficulté phonologique ou reliée à la lecture avant la 3e ou la 4e année (Lipka, Lesaux, & Siegel, 2006). Cette apparition tardive de la difficulté à lire les mots est due, selon les chercheurs (Catts, Compton, Tomblin, & Bridges, 2012), notamment à la croissance substantielle des mots multisyllabiques (majoritairement polymorphémiques) dans les textes à partir de la 3e année. La lecture de ces mots exige un niveau avancé des habiletés phonologiques, orthographiques et morphologiques que cette proportion d’élèves n’atteint pas. Particulièrement, leurs faibles habiletés morphologiques demeurent l’un des facteurs les plus importants qui explique la faible performance dans la lecture des mots polymorphémiques (Kearns et al. 2016).

Dans ce contexte, nous nous sommes posé les questions suivantes : 1) Quel est le rôle de la conscience morphologique dans l’identification des mots polysyllabiques chez des lecteurs en difficulté francophones de 4e année? 2) L’entrainement de la conscience morphologique amène-t-il au développement de la conscience morphologique chez ces lecteurs?

Pour comprendre le rôle de la conscience morphologique dans l’identification des mots, nous avons fait passer plusieurs tests à nos participants qui sont 39 élèves de 4e année (âge moyen de 9 ans et 5 mois, ÉT=0,46), 16 garçons et 22 filles, provenant de 3 écoles de la région de Montréal. Nous les avons fait lire 36 mots polymorphémiques (ex., célébr-(at)ion), écrire 31 mots (ex., encercler), compléter 3 exercices sur la conscience morphologique (ex. Dans ce conte féerique, l’un des personnages est la … (fée) du boisé), segmenter 16 mots en phonèmes (ex., coéquipier /k-o-e-k-i-p-j-e/) et répondre à un test de vocabulaire (ex. choisir parmi quatre l’image qui représente le mot prononcé par l’expérimentateur). Selon les réponses des parents, 11 d’entre eux parlent seulement français à la maison, 23 parlent français et une autre langue, et 4 participants parlent une autre langue que le français à la maison.

Entrainement de la conscience morphologique

Pour vérifier si l’entrainement de la conscience morphologique aide les lecteurs en difficulté à développer la conscience morphologique, nous avons constitué deux groupes : expérimental et témoin. Les élèves du groupe expérimental ont vécu une vingtaine d’activités morphologiques qui portaient sur la famille des mots, l’analyse de la structure des mots pour identifier les préfixes, les racines et les suffixes, les sens et les règles de jonction des préfixes (dé, in-, a-, re-, co-, en-) et des suffixes nominaux (–tion, -age, -eur, -issement, -ette, -ée) et adjectivaux (-eux, -ique, -ant, -ois) et la dérivation de pseudo-mots (Fejzo, 2016). Conçue à l’instar de l’enseignement stratégique (Tardif, 1992), chaque activité commençait par l’activation des connaissances antérieures sur les morphèmes. Dans la phase de réalisation, les élèves devaient relever un défi cognitif (ex. quelle est la régularité de jonction des morphèmes dans les exemples suivants irréel, illégal, illimité, etc.). Dans la phase de réinvestissement, les élèves étaient amenés à réfléchir comment les habiletés morphologiques pourraient les aider lors de la lecture et de l’écriture. Tenant compte du développement métalinguistique (Gombert, 1990), les activités amenaient progressivement des connaissances qu’ils avaient développées implicitement vers des connaissances explicites plus complexes. De plus, des activités de consolidation qui suivaient chaque nouveau concept permettaient aux lecteurs en difficulté de suivre le programme à leur rythme. Pour motiver ces derniers à participer dans des activités cognitivement engageantes, elles étaient reliées par la trame fantaisiste de l’histoire d’une famille (Fejzo, 2016). Pour une intégration facile dans la routine hebdomadaire de l’enseignement du français, les activités avaient lieu une fois par semaine et duraient entre 50 et 60 minutes. Entretemps, les élèves du groupe témoin ont suivi l’enseignement habituel de lecture.

Les résultats nous ont permis de constater que parmi toutes les habiletés mesurées, l’orthographe lexicale, le vocabulaire, la conscience phonologique, la conscience morphologique est la seule habileté à influencer l’identification des mots multisyllabiques en termes de précision et de temps chez nos participants, soit des lecteurs en difficulté francophones de 4e année. Ces résultats corroborent les résultats d’autres études qui identifient la conscience morphologique comme un facteur clé dans l’identification des mots à la fin de l’élémentaire chez les normo-lecteurs (Mahony et al., 2000; Singson et al., 2000) et chez des lecteurs en difficulté (Kearns et al. 2016).

Quant aux effets du programme de conscience morphologique, nos résultats ont indiqué que les activités morphologiques proposées ont aidé les lecteurs en difficulté à développer leurs habiletés morphologiques. Nos résultats convergent avec les résultats d’autres études qui ont observé des résultats significativement positifs d’un tel entrainement (Bowers et al., 2010; Goodwin et Ahn, 2010). Nous avons aussi remarqué que les résultats du groupe contrôle en conscience morphologique au mois de octobre étaient les mêmes que ceux obtenus au mois d’avril, soit même après 6 mois d’enseignement régulier du français reçu en classe. Ces résultats suggèrent qu’un tel enseignement est insuffisant pour soutenir les lecteurs en difficulté à développer la conscience morphologique, le facteur clé pour lire les mots à la fin du l’élémentaire. Ils invitent à croire que seulement un enseignement explicite de la conscience morphologique peut aider les lecteurs en difficulté à améliorer leurs habiletés morphologiques (Wolter & Collins, 2017).

Évaluer et entrainer la conscience morphologique pour soutenir les lecteurs en difficulté

L’ensemble de nos résultats suggère, tout d’abord, qu’un faible niveau de conscience morphologique pourrait être à l’origine des difficultés à identifier les mots multisyllabiques/polymorphémiques chez les lecteurs en difficulté à la fin de l’élémentaire. Par conséquent, l’évaluation du niveau de la conscience morphologique des élèves à partir de la 4e année s’avère nécessaire pour dépister les lecteurs en difficulté. De plus, elle devrait même faire partie des pratiques éducationnelles qui déterminent comment mieux soutenir les élèves à développer la littératie (Apel, 2017). En effet, une telle évaluation permet aux enseignants de comprendre ce que leurs élèves savent sur les morphèmes et comment ils s’en servent pour lire et comprendre les mots nouveaux. Pour venir en aide aux enseignants désireux d’inclure cette évaluation dans leur routine d’enseignement du français, nous suggérons, faute de tests standardisés en conscience morphologique (excepté CELF, pour 4 à 7 ans), de puiser dans les écrits scientifiques qui présentent de tels tests en français (Chapleau, 2013; Fejzo, 2011). Les enseignants peuvent, s’ils le souhaitent, construire leurs propres tests en listant les mots polymorphémiques peu fréquents qui se trouvent dans les textes qu’ils abordent avec leurs élèves. Par exemple, les mots qu’un.e enseignant.e de 5e année pourrait dégager du texte Les amants papillons (Vingt-mille mots sous les mers, p. 74-76, 2010, CEC) sont oriental, s’entêter, grouillante, fourmilière, immensité, affolée. À partir de cette liste, il/elle peut, au début de l’année scolaire, demander aux élèves soit de les lire et mesurer leur temps de lecture, soit de les définir en fonction des morphèmes qui les composent. Pour une passation plus rapide, l’enseignant pour construire un test à choix multiple. Par exemple, pour le mot oriental on peut proposer : a) celui qui oriente, b) qui vient de l’Orient, c) qui produit de l’or. Les élèves dont les résultats se situent dans les 25% inférieurs (tenant compte des résultats de notre étude où 39 sur 175 participants se sont avérés des lecteurs en difficulté) auront besoin de soutien en conscience morphologique.

Image de l’activité « Jeu de création de mots ».

Cliquer ici afin d’accéder l’activité « Jeu de création de mots ».

Ensuite, nos résultats et ceux d’autres études ont montré que l’entrainement de la conscience morphologique aident les lecteurs en difficulté à développer les habiletés morphologiques et la capacité à lire les mots (Bowers et al., 2010; Goodwin & Ahn, 2010). Or, malgré ce potentiel instructif, l’enseignement explicite de la conscience morphologique est peu présent dans le curriculum régulier (Moats, 2009) et dans l’éducation spécialisée (Claravall, 2016). Comme le recours à l’information morphologique peut constituer une stratégie compensatoire pour surmonter les faibles habiletés phonologiques chez les lecteurs en difficulté, enseigner les morphèmes, leurs formes, leurs sens et les règles de leur jonction, c’est leur donner une clé précieuse pour décoder et comprendre les mots polymorphémiques et, par leur intermédiaire, pour accéder à la compréhension de textes truffés de ces mots.

Ressources pertinentes sur le site Web de TA@l’école

Cliquer ici afin d’accéder l’article « Apprendre la morphologie dérivationnelle pour mieux orthographier » par Nathalie Chapleau.

Cliquer ici afin d’accéder l’article « Enseignement de l’orthographe lexicale auprès de l’élève ayant des troubles d’apprentissage ou des difficultés d’apprentissage » par Nathalie Chapleau.

Cliquer ici afin d’accéder l’article « Enseignement explicite de la lecture au palier élémentaire » par Michael Fairbrother et Jessica Whitley.

Cliquer ici afin d’accéder la vidéo « Enseignement explicite : du modelage à l’autonomie ».

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Photo de AnilaAnila FejzoPhD, est professeure au département de la didactique des langues de l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse, dans une perspective didactique, aux processus cognitifs mis en œuvre lors de la lecture et de l’écriture. Notamment, elle tente de comprendre comment les connaissances sur les morphèmes sont mises à profit par les élèves lorsqu’ils lisent ou écrivent des textes. De plus, encouragée par les résultats de ses recherches et de recherches similaires dans le domaine, elle a conçu des interventions didactiques afin d’outiller les enseignant.e.s à mieux soutenir les lecteurs et scripteurs intermédiaires.