
Par Nathalie Chapleau
Apprendre à orthographier est une des habiletés permettant d’avoir accès à la lecture-écriture (McLaughlin et coll., 2013). Toutefois, pour plusieurs élèves, cet apprentissage s’avère ardu. Cet article présente le contexte d’une recherche portant sur l’intervention menée auprès d’élèves dysorthographiques. Ces élèves ont des difficultés persistantes au niveau de la production des mots écrits. En fait, leurs connaissances et leurs stratégies en orthographe lexicale sont déficitaires. Donc, lorsqu’ils tentent de produire les mots écrits, ces scripteurs ne parviennent pas à faire le rappel précis de la façon dont s’orthographient plusieurs mots.
L’apprentissage de l’orthographe
Dans le but de rendre compte de l’apprentissage de la lecture-écriture et de l’évolution des représentations écrites, Seymour (2008) a élaboré un cadre théorique présentant les stratégies utilisées pour identifier et produire des mots écrits. Dans ce modèle, quatre traitements sont identifiés pour produire les mots écrits : 1) logographique, pour la production de mots familiers (ex. : maman); 2) alphabétique, pour associer des phonèmes et des graphèmes afin d’orthographier des mots peu familiers (ex. : fièvre) et des pseudomots (ex. : chopolat); 3) orthographique, afin de produire des segments orthographiques de mots réguliers (ex. : manteau) puis de mots irréguliers (ex. : femme); 4) morphographique, pour produire les mots plurimorphémiques composés d’un mot de base et d’un affixe en s’appuyant sur leur signification (ex. : bouclette, « ette » signifie un diminutif). Ces traitements doivent être efficients afin de produire les mots écrits avec précision.
Pour l’élève dysorthographique, l’un ou l’autre de ces traitements est perturbé. Selon Connely et ses collaborateurs (2012) cet élève démontre un retard en ce qui concerne la transformation de l’information phonologique (oral) en code orthographique (écrit). En effet, l’élève dysorthographique, même lorsqu’il est plus âgé, peut produire, entre autres, des erreurs de substitutions phonémiques (ex. : bateau ® dateau). D’ailleurs, lors de la production d’un même mot dans un texte, leurs représentations orthographiques peuvent varier (ex. : animau, animmeau). Ainsi, une intervention adaptée à leurs capacités et déficits est nécessaire. À cet effet, des résultats d’études révèlent que les connaissances sur la morphologie constituent une stratégie accessible pour l’élève dysorthographique (Bowers et coll., 2010; Casalis et coll., 2004).
La morphologie dérivationnelle
La morphologie dérivationnelle concerne la formation et la construction des mots. Elle permet d’étudier les relations entre les mots d’une même « famille ». En écriture, l’utilisation des connaissances et des stratégies liées à la morphologie dérivationnelle permet d’orthographier de façon précise certaines parties des mots écrits (Pacton, 2008). Par exemple, pour orthographier le mot « chainette », la connaissance du mot de base « chaine » et de la signification du morphème « ette, un diminutif de… » permet de choisir l’orthographe précise du mot, plutôt qu’erronée (ex. : chênète). Une autre situation linguistique dans laquelle l’utilisation de la morphologie dérivationnelle permet la production précise du mot est l’établissement des liens entre les mots dérivés. En effet, pour orthographier adéquatement le mot « rang », l’élève peut recourir à sa connaissance des « familles » de mots et ajouter la lettre « g » au graphème « an » puisqu’il fait référence à « rangée ». Donc, avoir recours à la morphologie aide le scripteur à faire des choix pertinents pour orthographier. Les connaissances et les stratégies liées à la morphologie doivent faire l’objet d’un enseignement systématique, car peu d’élèves découvrent les règles morphologiques de façon intuitive (Fayol, 2008). En conséquence, cette recherche vise à vérifier les effets d’interventions orthopédagogiques exploitant la structure morphologique des mots écrits sur la production orthographique des élèves dysorthographiques.
Le plan de la recherche
Pour cette recherche, afin de suivre systématiquement l’évolution des représentations orthographiques des élèves, un protocole individuel avec sujets multiples est retenu (ABA). La séquence temporelle de cette recherche débute par une séance préparatoire et un niveau de base (A). Cette première phase, d’une durée de quatre semaines, permet de mesurer les capacités des élèves en production de mots plurimorphémiques. Puis, ces prises de données sont suivies d’une phase d’intervention (B), d’une durée de 12 semaines durant lesquelles les prises de données se poursuivent. Le plan de la recherche se termine par une phase d’observation des apprentissages (A) durant quatre semaines. Ce type de recherche nécessite une prise de mesures continues. Ainsi, chaque semaine, les élèves effectuent les mêmes dictées de mots plurimorphémiques.
Les mesures : les dictées de mots plurimorphémiques
Pour produire les dictées de mots plurimorphémiques, une liste exhaustive de mots contenant les morphèmes cibles (ette, aire, age, esse, tion, ance) a été constituée à l’aide de la base de données Manulex (Lété et coll., 2004). Cette liste se compose de 590 mots dont la fréquence moyenne des mots plurimorphémiques est de 4,09. Cet indice de fréquence révèle que les mots plurimorphémiques choisis sont peu présents dans les écrits travaillés avec les élèves. Ainsi, en référence au modèle de Seymour (2008), le traitement privilégié pour les orthographier devrait être le traitement morphographique. À partir de ces listes de mots, une dictée de 30 mots entrainés a été élaborée. Ces mots sont utilisés dans les activités d’apprentissage lors des interventions orthopédagogiques. Une deuxième dictée comportant 30 mots non entrainés a été élaborée. Les mots de cette dictée sont appariés en terme de fréquences lexicales et de caractéristiques linguistiques (ex. : nombre de syllabes, de graphèmes…) avec les mots de la première dictée (voir tableau 1). Cette 2e dictée permet de valider l’utilisation du traitement morphographique par l’élève lors de la dictée de mots plurimorphémiques.
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Les interventions orthopédagogiques
Les actions orthopédagogiques préconisées dans le programme sont élaborées en respectant les critères énoncés dans des méta-analyses traitant de l’enseignement de l’écriture et de l’intervention auprès des élèves en difficultés d’apprentissage (Chard et coll., 2002; Hattie et Timperley, 2007; Swanson et coll., 1999; Wanzek et coll., 2006). Selon ces auteurs, un enseignement explicite ainsi qu’une intervention directe pour l’enseignement de stratégies et la révision cumulative des notions constituent des aspects favorisant l’apprentissage. De plus, l’intervenant privilégie des exercices répétitifs permettant de mettre en pratique la nouvelle connaissance ainsi qu’une rétroaction informative et immédiate. La fréquence des interventions est élevée puisque les élèves participent à trois séances rééducatives par semaine d’une durée d’environ 50 minutes chacune, en sous-groupe homogène ou en individuel.
Les interventions portent sur la conscience morphologique, l’identification et la production de morphèmes, de mots de base ainsi que de mots plurimorphémiques. La nature des mots et la signification des morphèmes sont enseignées de façon explicite. Les morphèmes travaillés sont des suffixes dérivationnels formant un nom ou un adjectif et ayant un voisin orthographique (ex. : aire ® ère, erre…). Le programme d’intervention est constitué de 20 activités « types » dont certaines s’effectuent à chacune des séances rééducatives, alors que d’autres sont proposées lors de deux séances traitant de l’enseignement du morphème cible. Par exemple, une des activités sollicitant les habiletés de conscience morphologique consiste à retrouver le mot de base dans le mot construit (ex. : Je vais te nommer un mot construit. Indique le mot de base qui se trouve à l’intérieur de ce mot. Je vais faire un exemple avec toi. “Mallette”, l’ajout est le suffixe « ette » qui signifie « petit ». Alors, le mot de base est « malle ».). Plusieurs activités développant l’identification ont également été élaborées. Par exemple, l’orthopédagogue propose à l’élève un diaporama dans lequel des mots de base se transforment en mots construits comportant différents affixes (ex. : cadre, cadrage, cadrer, recadrer). Lors de la lecture, l’élève est amené à préciser la signification de ces nouveaux mots en faisant le lien entre le sens du mot de base et celui du suffixe. Une des activités de production sollicite les connaissances des familles de mots. À partir d’un mot de base, l’élève doit trouver trois mots en ajoutant des affixes (ex. : bouton, boutonnage, boutonner, déboutonner). Ces exemples démontrent que les élèves ont réalisé des activités, autant à l’oral qu’à l’écrit, développant différentes capacités concernant la morphologie dérivationnelle.
Des résultats
L’intervention a été effectuée auprès de neuf élèves dysorthographiques, âgés de 10 ans à 12 ans. Ces élèves proviennent d’écoles de la grande région montréalaise et ils participent à des ateliers en orthopédagogie dans leurs milieux scolaires. Puisque ce projet s’inscrit dans une approche centrée sur l’élève et l’influence de l’intervention, l’analyse des données est effectuée par l’entremise de la méthode « Percentage of non over lapping data » (PND). En comparant les résultats obtenus par l’élève au niveau de base à ceux des autres phases, cette analyse statistique permet d’attester de l’efficacité des interventions (voir figure 1).
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Globalement, selon cette méthode d’analyse, l’intervention favorise le développement des connaissances et des stratégies liées à l’utilisation du traitement morphographique lors de la production de mots entrainés chez les élèves dysorthographiques (voir tableau 2). Les résultats à la deuxième dictée, constituée de mots plurimorphémiques non entrainés, révèlent que l’intervention a des effets variables, mais significatifs (voir tableau 3). L’analyse des productions des élèves montre que les progrès sont principalement attribuables à la production des suffixes, démontrant ainsi l’efficacité de l’intervention développant les connaissances et les stratégies liées à la morphologie ainsi que les possibilités de transfert de cet apprentissage sur des mots non entrainés. Par ailleurs, des changements sont également observés au regard de la production des mots de base, même s’ils sont de basse fréquence et qu’ils ne font pas l’objet d’un enseignement systématique. En effet, par exemple, le mot non entrainé « joliesse », au premier temps de mesure, MA l’orthographie ainsi « goliese », SD de cette façon « geolieste » et GP écrit « joliésse ». Au terme de l’intervention, chacun de ces élèves réussit à produire le mot de façon précise. Ainsi, les connaissances en morphologie dérivationnelle contribuent au développement des représentations orthographiques.
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Des recommandations
En français, puisque le code orthographique traduit une part de la phonologie, pour l’élève dysorthographique, les défis reliés à l’apprentissage de l’orthographe lexicale sont nombreux. Dans le cadre de cette recherche, les activités proposées ont mis l’accent sur les suffixes soit les plus petites unités linguistiques porteuses de sens. Au terme de l’intervention, les résultats obtenus par le biais des mesures continues en production écrite de mots entrainés et non entrainés révèlent que l’intervention orthopédagogique est bénéfique pour les neuf élèves participant à l’étude. Donc, malgré leurs difficultés en orthographe lexicale, les scripteurs sont en mesure d’utiliser adéquatement le traitement morphographique qui permet la récupération des représentations orthographiques des morphèmes ainsi que leur signification. En conséquence, un enseignement explicite des structures morphographiques est pertinent afin d’inciter le scripteur en difficulté à utiliser ce traitement lors de la récupération des composantes orthographiques du mot à produire. Les résultats laissent entrevoir les possibilités qu’offre l’enseignement de la morphologie dérivationnelle pour l’apprentissage de l’orthographe lexicale. Ainsi, l’enseignant devrait ajouter à son enseignement l’observation des mots de base de même que des affixes. L’élève devrait être amené à découvrir la signification de ces parties des mots. De plus, établir des liens entre les mots de même famille facilitera la mémorisation de leur orthographe. En encourageant le plaisir de « jouer » avec les parties de mots, l’enseignant amène l’élève à comprendre que leur construction est conforme à une logique.
Questions de réflexion :
- Comment expliqueriez-vous à un collègue que certains élèves éprouvent des difficultés persistantes dans l’apprentissage de l’orthographe?
- Quelles sont les deux situations où la morphologie dérivationnelle constitue une stratégie gagnante pour choisir la bonne orthographe?
- De quelle façon la lecture de l’article peut influencer votre méthode d’enseignement de l’orthographe lexicale?
- Avez-vous déjà utilisé des stratégies liées aux familles de mots pour expliquer certaines particularités écrites en langue française?
- Est-ce l’enseignement explicite de certains suffixes vous semble réalisable dans votre milieu? Pourquoi?
Ressources
Chapleau, N. (2013). Effet d'un programme d'intervention orthopédagogique sur la conscience morphologique et la production de mots écrits chez des élèves présentant une difficulté spécifique d'apprentissage de la lecture-écriture. p. 310-318.
Cliquer ici pour accéder au descriptif des activités du programme de rééducation.
Ressources pertinentes sur le site TA@l’école
Références bibliographiques
Bowers, P. N., Kirby, J. R., et Deacon, S. H. (2010). The effects of morphological instruction on literacy skills: A systematic review of the literature. Review of educational research research, 80, 144-179.
Casalis, S., Colé, P., et Sopo. D. (2004). Morphological awareness in developmental dyslexia. Annals of dyslexia, 54(1), 114-138.
Chard, D. J., Vaughn, S., et Tyler, B.-J. (2002). A synthesis of research on effective interventions for building reading fluency with elementary students with learning disabilities. Journal of learning disabilities, 35(5), 386-406.
Connely, V.; Dockrell, J. E., et Barnett, A. L. (2012). Children challenged by writing due to language and motor difficulties. Dans V. W. Berninger (Dir.), Past, present, and future contributions of cognitive writing research to cognitive psychology (p. 217-245). New York : Psychology Press.
Fayol, M. (2008). Apprendre à orthographier la morphologie. Dans M. Fayol et J.-P. Jaffré (Dir). Orthographier (p. 197-210). Paris : Presses universitaires de France.
Hattie, J. et Timperley, H. (2007). The power of feedback. Review of Educational Research, 77(1), 81-112.
Lété, B., Sprenger-Charolles, L., et Colé, P. (2004). Manulex. Récupéré le 10 mai 2012 de http://www.manulex.org/fr/home.htmlindexFR.htm
McLaughlin, T. F., Weber, K. P. et Derby, K. M. (2013). Classroom spelling interventions for students with learning disabilities. Dans H. L. Swanson, K. R. Harris et S. Graham (Dirs.). Handbook of learning disabilities, 2e editions (p. 439-447). New York : Guilford Press.
Pacton, S. (2008). L'apprentissage de l'orthographe lexicale du français. Dans A. Desrochers, F. Martineau et Y.-C. Morin (Dir.), Orthographe française, évolution et pratique (p. 331-354). Ottawa : Les éditions David.
Scruggs, T. E., et Mastropieri, M. A. (2013). PND at 25: Past, present, and future trends in summarizing single-subject research. Remedial and Special Education, 34(1), 9-19.
Scruggs, T. E., Mastropieri, M. A., et Casto, G. (1987). The quantitative synthesis of single-subject research: Methodology and validation. Remedial and Special Education, 8, 24–33.
Seymour, P. H. K. (2008). Continuity and discontinuity in the development of single-world reading: theorical speculations. Dans E. L. Grigorenko et A. J. Naples (Dirs.), Single-Word Reading, Behavioral and Biological Perspectives (p. 1-24). New York : Lawrence Erlbaum Associates.
Swanson, L. H., Hoskyn, M., et Lee, C. (1999). Interventions for students with learning disabilities. New York : Guilford Press.
Wanzek, J., Vaughn, S., Wexler, J., Swanson, E. A., Edmonds, M., et Ae-Hwa K. (2006). A synthesis of spelling and reading interventions and their effects on the spelling outcomes of students with LD. Journal of learning disabilities, 39(6), 528-543.
Nathalie Chapleau, Ph. D en éducation, est professeure au Département d’éducation et de formation spécialisées de l’Université du Québec à Montréal. Elle est également la fondatrice et la responsable du Centre de services orthopédagogiques de la Faculté d’Éducation de l’UQAM. Ses travaux de recherche portent sur les premiers apprentissages et l’intervention auprès de l’élève dyslexique-dysorthographique. Plus précisément, sa recherche doctorale a permis de valider un programme d’intervention orthopédagogique misant sur la morphologie dérivationnelle pour compenser les difficultés alphabétiques et orthographiques de lecteurs-scripteurs en difficulté. Récemment, elle a développé et validé un test de conscience morphologique auprès des normoscripteurs et des scripteurs en difficulté. Elle est titulaire d’une maîtrise en enseignement au primaire portant sur l’enseignement explicite des stratégies de lecture. Pendant plusieurs années, elle a œuvré en milieu scolaire et en pratique privée. Elle a également été orthopédagogue professionnelle au sein d’une équipe-conseil élaborant des services pour l’élève présentant une dyslexie-dysorthographie.
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