Par Thomas Rajotte, Professeur-chercheur à l’Université du Québec à Rimouski
Dans le cadre de cet article, je mettrai en lumière les bienfaits sous-jacents à l’utilisation du jeu afin d’intervenir auprès des élèves ayant des difficultés en mathématiques. Pour ce faire, je mentionnerai dans un premier temps de quelle manière le jeu peut être utilisé afin d’engager l’élève dans une tâche de mathématiques. Dans un deuxième temps, je discuterai des modalités d’utilisation du jeu permettant de favoriser le développement de l’estime et de la confiance en soi des élèves en difficulté. Finalement, j’aborderai les principales stratégies permettant d’adapter le jeu, ainsi que son contenu, au niveau de compétences de l’élève en mathématiques.
Cet article, visant à mettre en lumière une pratique éclairante, découle d’une expérience professionnelle que j’ai réalisée en 2017 dans le cadre de l’École d’été en orthopédagogie des mathématiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). De plus, les fondements théoriques présentés en lien avec l’utilisation du jeu pour des fins d’enseignement des mathématiques se rapportent essentiellement à mon expérience d’écriture d’un ouvrage (Marinova et Biron, 2016) que j’ai réalisée en collaborant avec Krasimira Marinova, une professeure spécialisée dans l’éducation préscolaire à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT).
Utiliser le jeu pour engager les élèves dans leurs apprentissages en mathématiques
Un avantage indéniable concernant l’utilisation du jeu pour des fins d’enseignement des mathématiques découle du fait que celui-ci permet d’engager activement l’élève dans une tâche complexe sans que celui-ci ait l’impression de s’impliquer dans la réalisation d’une tâche se rapportant au monde scolaire. Pour illustrer ce propos, je suggère habituellement aux étudiants universitaires de réfléchir au jeu Battleship. Sur le plan des apprentissages en mathématiques, ce jeu est fort pertinent puisqu’il peut permettre aux élèves de s’approprier le plan cartésien et les coordonnées qui en découlent. Par contre, je ne suis pas certain qu’un seul élève ait démontré un intérêt pour le jeu Battleship afin de devenir meilleur dans la lecture des plans cartésiens. Les enfants qui s’impliquent dans ce jeu sont plutôt intéressés par l’idée d’incarner l’amiral d’une grande flotte navale et de pouvoir lancer des bombes afin de couler les navires de leur adversaire. Il s’agit là de l’essence du jeu qui pousse les élèves à s’impliquer au sein de l’activité.
Sur le plan théorique, afin de saisir ces caractéristiques du jeu qui favorisent l’engagement de l’apprenant, Rajotte, Héroux et Boivin (2021) réfèrent aux concepts de tâche didactique et de tâche ludique. Ces deux notions sont définies brièvement au sein du tableau ci-dessous.
Tableau 1. Définition des caractéristiques du jeu se rapportant à la tâche ludique et à la tâche didactique | |
Tâche ludique | Tâche didactique |
La tâche ludique est la pierre angulaire du jeu qui permet d’engager l’élève dans l’action. Celle-ci est explicite aux élèves et ajoute un caractère amusant et divertissant aux actions réalisées par l’élève dans le cadre du jeu. En quelque sorte, la tâche ludique constitue le moteur qui pousse l’élève à s’impliquer dans le jeu. | La tâche didactique renvoie aux objectifs pédagogiques dissimulés derrière le jeu. Cette tâche est implicite dans le sens que celle-ci n’est pas mentionnée directement aux élèves. La tâche didactique est sous-jacente à la tâche ludique dans le sens où la réalisation de la tâche ludique amène inconsciemment l’élève à réaliser la tâche didactique. |
Un regard aux définitions proposées permet de relever que la tâche ludique (le moteur de l’activité) du jeu Battleship se rapporte à la possibilité de couler des bateaux de l’adversaire en lançant des bombes en ciblant certaines coordonnées présentes sur le plateau de jeu. Par ailleurs, la tâche didactique (les objectifs pédagogiques) est dissimulée derrière la tâche ludique. Celle-ci se traduit essentiellement par l’appropriation du plan cartésien par les élèves impliqués dans le cadre du jeu.
L’engagement des élèves dans le jeu en mathématiques découle nécessairement de son intérêt à réaliser la tâche ludique. Par contre, l’enseignant pourra cibler un jeu au regard de la tâche didactique impliquée par celui-ci puisque des apprentissages spécifiques pourraient en découler.
Le jeu : un moyen de favoriser l’estime et la confiance en soi des élèves du primaire
Tel que mentionné par Marinova et Biron (2016), le jeu constitue un avantage indéniable pour les élèves en difficulté. Ce constat se traduit par le « paradoxe de l’apprentissage par le jeu » (Bruner, 1983) qui incite l’élève à prendre des risques, à poser des gestes et à commettre des erreurs sans que son estime personnelle en soit affectée.
Ainsi, en s’impliquant dans le jeu, l’élève est en mesure de s’attribuer à lui-même ses réussites et ses bons coups (facteurs d’attribution intrinsèques) tout en imputant ses échecs au personnage qu’il incarne ou à tout autre facteur extrinsèque (par exemple, l’incroyable chance de son adversaire). Pour l’élève en difficulté, l’attribution des échecs à un facteur extrinsèque, qui ne relève pas de l’élève lui-même ou de ses capacités cognitives, constitue un moyen privilégié pour consolider ainsi que pour développer son estime et sa confiance en soi envers les mathématiques.
L’adaptation des jeux en mathématiques : un moyen de répondre aux besoins spécifiques de l’élève
Le dernier sujet que j’aborderai dans le cadre de cet article se rapporte à l’adaptation des jeux en mathématiques. Bien que l’adaptation du jeu puisse être envisagée afin de permettre à celui-ci de perdurer dans le temps et d’éviter que les élèves se désintéressent de l’activité mise de l’avant (Rajotte, 2021), des modifications peuvent aussi être apportées afin de répondre aux besoins de l’enfant sur le plan des apprentissages.
Concrètement, afin de procéder à l’adaptation du jeu aux besoins de l’élève, une façon de faire simple et accessible au pédagogue consiste à modifier les variables didactiques sous-jacentes au jeu proposé. Tel que mentionné par Dorier et Maréchal (2008), une variable didactique détermine un choix implicite ou explicite que peut faire un enseignant dans le but de modifier la nature des stratégies et des raisonnements mis en œuvre dans le cadre du jeu et ainsi favoriser d’autres types d’apprentissages.
Exemple d’adaptation d’un jeu
Voici un petit exemple d’adaptation pouvant être apportée à un jeu. Dans le cadre d’un jeu, l’objectif est d’être le premier à atteindre « 25 » en lançant un dé à six faces à tour de rôle, il est possible que des élèves de troisième année se lassent rapidement étant donné la simplicité de la tâche proposée. Afin de préserver leur intérêt, il serait possible d’adapter le jeu et de leur demander de lancer à tour de rôle un dé à 20 faces et d’être le premier à atteindre un nombre supérieur ou égal à « 100 ».
Les principales variables didactiques caractérisant un jeu
Chaque jeu est unique et se caractérise par des variables didactiques qui lui sont propres. Par ailleurs, l'ouvrage de Biron (2012) a permis de relever trois grandes catégories de variables didactiques qui se rapportent à la majorité des jeux proposés et accessibles aux élèves. Ces variables sont identifiées à l’intérieur du tableau ci-dessous.
Tableau 2. Principales variables didactiques impliquées dans une tâche de mathématiques | ||
Structure mathématique | Données numériques | Aspects linguistiques |
- Opérations en jeu;
- Sens des opérations; - Nombre d’opérations; - Place de l’inconnue. |
- Taille des nombres;
- Nature des nombres; - Types de nombres; - Données numériques superflues. |
- Temps des verbes;
- Syntaxe; - Vocabulaire; - Informations textuelles superflues. |
Les variables didactiques se rapportant à la structure mathématique réfèrent essentiellement à la nature des opérations permettant de réaliser le jeu (structures additives et/ou multiplicatives) ainsi qu’au nombre d’opérations permettant d’atteindre l’objectif fixé. Les données numériques se rapportent principalement à l’ordre de grandeur des nombres ainsi qu’à l’ensemble qui caractérise celui-ci (nombre entier, entier relatif, nombre rationnel, nombre décimal, etc.). Finalement, les variables liées à l’aspect linguistique se rattachent au vocabulaire ainsi qu’à la structure des phrases permettant de réaliser le jeu. Bien que la catégorisation des variables proposée par Biron (2012) ait initialement été envisagée pour des fins d’analyse d’activités de résolution de problèmes, celles-ci peuvent aisément être considérées pour aborder les modalités permettant d’adapter un jeu en mathématique (Rajotte, 2021). Dans le but d’outiller l’enseignant qui souhaiterait procéder à une éventuelle adaptation d’un jeu en mathématiques, le tableau ci-dessous, inspiré de Rajotte (2021), met un exemple d’adaptation pour chacune des grandes catégories de variables didactiques.
Tableau 3. Exemple d’adaptation pour chacun des grands types de variables didactiques | ||
Structure mathématique | Données numériques | Aspects linguistiques |
Pour accélérer la durée de réalisation du jeu Serpents et échelles, il est possible de modifier la nature des opérations impliquée dans la tâche. Ainsi, au lieu de se déplacer sur la planche de jeu en additionnant la valeur d’un dé à six faces, un joueur pourrait lancer deux dés et opérer une multiplication afin de se mouvoir plus rapidement sur la planche de jeu. | Dans le jeu de cartes Bataille, il possible de modifier la nature des nombres impliqués afin de complexifier le jeu. Par exemple, au lieu d’utiliser des cartes représentant des nombres entiers naturels (2, 4, 6, 8), l’enseignement pourrait adapter le jeu afin d’utiliser des cartes ayant des représentations de fractions (1/2; ¾, etc.) ou même des cartes sur lesquelles des nombres décimaux sont illustrés (1,234; 12,34 ou 123,4). | Dans le cadre de la version mathématique du jeu Headbanz, à l’intérieur de laquelle un joueur doit deviner la figure géométrique apposée sur son front en posant des questions aux autres joueurs pouvant exclusivement être répondues par « oui » ou par « non », il serait possible de procéder à une adaptation du vocabulaire. Ainsi, au lieu d’utiliser des images de figures planes courantes (carrée, rectangle, triangle), des images de polyèdres pourraient être apposées sur le front des joueurs (cube, tétraèdre, octaèdre). |
Que retenir de ce texte?
Au terme de cet article, je ne peux faire autrement que de recommander aux professionnels de l’éducation d’utiliser le jeu en mathématiques afin d’intervenir auprès des élèves en difficulté. Les avantages sont indéniables et multiples. Tel que mentionné précédemment, ceux-ci peuvent se traduire par un engagement et une implication accrue des apprenants dans des activités mathématiques réalisées sous forme de jeux. De plus, sur le plan affectif, la consolidation et le développement du sentiment de compétences des élèves en mathématiques que permet le jeu doivent nécessairement être considérés. Finalement, je tiens à rappeler que ces apports du jeu sur le plan du développement méritent d’être considérés par l’ensemble des pédagogues. En effet, en procédant à des adaptations simples des règlements, il est possible pour un enseignant de trouver un moyen d’utiliser un large éventail de jeux pour intervenir auprès de ses élèves et répondre à leurs besoins spécifiques sur le plan des apprentissages. Sur ce, bon jeu et amusez-vous bien!
Références
Biron, D. (2012). Développement de la pensée mathématique chez l’enfant : du préscolaire et au premier cycle du primaire. Les Éditions CEC, Anjou.
Bruner, J. (1983). Le développement de l’enfant : Savoir-faire, savoir-dire. Presses universitaires de France, Paris.
Dorier, J.-L. et Maréchal, C. (2008). Analyse didactique d’une activité sous forme de jeu en lien avec l’addition, Grand N, 82, 69-89.
Marinova, K. et Biron, D. (2016). Mathématiques ludiques pour les enfants de 4 à 8 ans. Presses de l’Université du Québec, Québec.
Rajotte, T. (2021). L’adaptation des jeux en mathématiques : pour que le plaisir dure longtemps! Dossier spécial sur le jeu en mathématiques. Vivre le primaire, 34(1), 41-43.
Rajotte, T.; Héroux, S. et Boivin, É (2021). Le jeu en classe de mathématiques : Engager activement les élèves et favoriser leurs apprentissages. Chenelière Éducation, Montréal.
Thomas Rajotte est professeur au campus de Lévis de l’Université du Québec à Rimouski. En tant que chercheur en didactique des mathématiques, il est associé au Centre de recherche interuniversitaire sur la formation et la profession enseignante (CRIFPE) et au Réseau de recherche et de valorisation de la recherche sur le bien-être et la réussite (RÉVERBÈRE).
Ecrire un commentaire
Vous devez être identifié pour poster un commentaire.