Par Marilène Goulet
Nous savons que la maitrise des correspondances entre les graphies de l’écriture et les phonèmes qu’elles représentent à l’oral est essentielle dans le processus d'apprentissage de la lecture (Share, 1995). En tant qu'enseignante auprès d'élèves ayant des troubles d'apprentissage sévères en lecture au cycle moyen, j’ai constaté qu’il faut revenir à la base pour les aider à développer et à maitriser les habiletés nécessaires pour lire. Évidemment, l’analyse phonémique, la segmentation syllabique et le décodage phonologique des mots sont des stratégies qui doivent être insérées dans des activités d’apprentissage ou d’interventions rééducatives pour guider les élèves dans leur zone proximale de développement. Si cette approche est bien menée, il est possible de constater des gains importants et rapides chez l’élève rencontrant des difficultés en lecture. Bien entendu, il faut nous accorder du temps aux élèves en tant qu’enseignant et surtout de procéder étape par étape.
Qu’en est-il des conditions pour amener l’élève à ce qu’il doit savoir ou apprendre?
Pour devenir de bons lecteurs, les élèves doivent vivre des réussites dans leur processus d’apprentissage de la lecture au quotidien. Nous savons que l’écart s’agrandit au fil du parcours scolaire entre les élèves qui éprouvent des difficultés dans l’apprentissage de la lecture et ceux qui n’en rencontrent pas. Plus les élèves avancent dans leur cursus scolaire, plus il est ardu pour l’enseignant de réduire cet écart. Les élèves qui ont de la difficulté à décoder les mots disposent de moins de ressources cognitives pour traiter leur sens dans un texte. Lorsque la lecture d’un texte exige des efforts importants, les élèves éprouvent moins de plaisir à lire et sont moins portés à lire (Stanovich, 1986).
Chaque semaine, j’essaie de planifier des entretiens de lecture individuels où l’élève lit à haute voix un passage dans un livre ou un court texte adapté à son niveau de lecture. Par la même occasion, je profite de ce temps pour discuter de son cheminement en lecture par exemple, les stratégies utilisées, un ou deux défis rencontrés en fonction des indicateurs de réussite et un aspect à travailler pour la prochaine étape. Ce court échange dure habituellement quelques minutes après sa lecture. Lorsque l’élève est plus confiant et à l’aise, il arrive progressivement à identifier et nommer ses difficultés par lui-même. Cette approche m’aide à mieux connaitre ses besoins. Par exemple, il arrive qu’un élève inverse des lettres en lisant à voix haute (p. ex., li au lieu de il, no au lieu de on) ou qu’il m’éprenne un mot pour un autre (p. ex., grand au lieu de garçon) sans s’interroger sur le sens de ce qu’il lit. Devant ces difficultés, je peux planifier les prochaines leçons où l’élève pourra s’entrainer à décoder des séquences de lettres particulières et des mots qui les contiennent. À cette étape-ci, il importe de réunir des preuves d’apprentissage diversifiées pour dresser le portrait des forces et les besoins de chaque élève.
Comment peut-on lui enseigner?
Il est important d’adhérer à une progression dans l’apprentissage des graphèmes, du plus simple au plus complexes (Sprenger-Charolles, 2017) et de porter une attention particulière aux graphies qui sont difficiles pour plusieurs élèves. Ces graphies comprennent les groupes consonantiques CCV avec les lettres L et R, qui sont présentes dans plusieurs patrons syllabiques (p. ex., bl/br, pl/pr, fl/fr), les graphies dont la prononciation change selon les lettres avoisinantes (p. ex., c, g, s, t, e, i) et les lettres muettes. Ainsi, je peux planifier un enseignement explicite centré sur les actions des élèves et choisir des activités rééducatives en fonction de leurs besoins pour mieux les guider.
Présentation du phonème (le son) et de la lettre (la graphie)
Pour établir la relation entre le phonème (le son) et la lettre (la graphie), je présente habituellement cinq mots pour introduire le son. L’usage des marqueurs de couleur et des « post-it » me sont très utiles pour mettre en évidence les graphies qui composent le son vedette de la semaine, mais aussi pour créer des référentiels. En même temps, j’invite les élèves à trouver des mots contenant le son vedette. Les élèves apprennent à repérer le son qui parfois peut être difficile à identifier lorsque celui-ci est placé au milieu d’un mot.
La production du phonème et l’analyse des gestes articulatoires
Chaque lettre est associée à un son. Ce son se différencie des autres sons de la langue plus ou moins fortement. Pour maitriser cette différenciation, il est utile de fournir aux élèves des occasions de prononcer à haute voix chaque nouveau son et d’analyser la façon dont il produit ce son. Il se trouve alors à l’objectiver et se l’approprier pour soutenir le décodage des mots. Les élèves n’ont pas toujours conscience des gestes articulatoires qui permettent de différencier les phonèmes entre eux. Une analyse guidée de ce qu’ils entendent, de ce qu’ils voient (p. ex., la forme de leur bouche et de leurs lèvres) ou de ce qu’ils sentent (p. ex., la position de leur langue) peut leur fournir des indices pour différencier les sons de la parole entre eux et soutenir la segmentation d’une chaine de phonèmes (p. ex., /flu/ → f-l-ou).
Identification des phonèmes dans un mot
L’oralisation des mots est privilégiée pour développer l’écoute et la segmentation syllabique ou phonémique des mots. Avec la pratique, les élèves parviennent à manipuler avec aisance les différents sons (p. ex., identifier le son vedette, séparer tous les sons dans un mot, fusionner des sons pour former un mot, remplacer un phonème par un autre pour former un nouveau mot, compter le nombre de fois que le son vedette s’y trouve, etc.).
La segmentation syllabique et le décodage de mots
Lorsque l’élève prend conscience du lien qui existe entre les sons et les lettres et qu’il parvient à segmenter les syllabes dans les mots qu’il rencontre, sa capacité de décoder des mots contenant plusieurs syllabes augmente. La lecture de syllabes (CV, CCV, CVC), de pseudo-mots et de mots moins familiers conduit l’élève à analyser des structures syllabiques de plus en plus complexes et à reconnaitre les mots de plus en plus rapidement dans un texte. Il est nécessaire de faire ce lien entre la connaissance des lettres et des sons par l’écriture. À l’aide d’un tableau blanc effaçable, les élèves peuvent tenter d’analyser la structure syllabique de mots reçus à voix haute. C’est alors que je les entends répéter le mot, étirer les syllabes et les faire les sons individuellement. Au début, je n’insiste pas sur une production orthographique parfaite, mais bien sur une correspondance juste entre les lettres et les sons pour former le mot.
L’enseignement des sons doit être amusant, rythmé et motivant 1. Les élèves développent une curiosité naturelle et un désir d’apprendre lorsqu’ils sont capables de lire de vrais mots plutôt que de recourir au « devinement ». Ils en retirent une fierté et du plaisir à lire avec justesse et ce sentiment s’accroit au fil du temps. Pour conduire un élève ayant un trouble d’apprentissage à vouloir lire des romans, même en gros caractères, il est nécessaire de revenir à la base. Chaque petit pas compte!
Voici quelques conseils
- La collaboration. Le travail en sous-groupe d’élèves rencontrant des difficultés similaires doit être privilégié pour amener l’élève à réussir des tâches de plus en plus complexes. Pour soutenir la motivation et l’engagement des élèves, je recommande de planifier des séances d’apprentissage de courtes durées et régulières durant la semaine.
- L’acceptation de l’erreur. Les élèves doivent se sentir libres de faire des erreurs. Il s’agit d’une forme de rétroaction qui, avec le soutien de l’enseignant, leur permet de s’améliorer et de progresser à titre de lecteurs autonomes. Lorsque l’élève reconnait et accepte graduellement ses propres défis en lecture, il peut focaliser son attention sur ce qu’il doit apprendre pour s’améliorer et devenir un bon lecteur.
- La lecture des mots inventés. Le décodage de mots inventés (ou de pseudo-mots) vise à simuler une situation de lecture dans laquelle l’élève se trouve devant un mot qu’il ne connait pas. La lecture de mots inventés permet de travailler les correspondances graphème-phonème, la segmentation des unités syllabiques ou phonémiques et la fusion de phonèmes dans une suite fluide. Ces opérations sont essentielles dans le décodage des mots, qu’ils soient connus ou nouveaux pour l’élève. L’entrainement de ces opérations prépare les élèves à affronter avec succès la lecture d’une infinité de mots et réduit le devinement. Lorsque j’utilise cette méthode, je sens que les élèves sont motivés et engagés, car ils veulent réussir à « lire » ce drôle de mot.
- L’utilisation des textes nivelés et des pyramides de lecture de mots. Le recours aux textes nivelés et aux pyramides de lecture de mots peut servir à compléter les activités d’apprentissage très ciblées. Ils permettent notamment de choisir des passages de textes et des activités en fonction des graphies et des phonèmes déjà enseignés et du niveau de lecture des élèves. J’ai exploré les livres Facile à lire. Ils offrent une variété de livres gradués selon des échelles bien connues (p. ex., Fountas et Pinnell ou GB+). Ces textes offrent aussi des occasions de consolider les correspondances graphème-phonème déjà étudiées.
- La création de référentiels. Les référentiels peuvent prendre la forme de procédures que les élèves appliquent étape par étape ou celle d’une formule mnémonique pour résoudre un problème de décodage. La règle de RAOUL constitue un exemple représentatif et utile dans le décodage des mots qui contiennent les lettres polyvalentes C et G. La règle est simple et elle se fait de la façon suivante. Le C et le G sont prononcés /k/ et /g/ respectivement lorsqu’ils sont suivis des lettres R, A, O, OU ou L. La règle évite à l’élève de retenir chaque combinaison séparément; elle lui fournit un aide-mémoire synthétique. Il est ordinairement facile de construire un référentiel. Le faire avec les élèves permet de le rendre plus significatif pour eux et d’augmenter les chances qu’ils s’en servent.
- La pratique régulière et fréquente de la lecture. Fournir aux élèves des occasions régulières de lire à voix haute facilite l’atteinte de la fluidité en lecture en mettant à contribution les stratégies déjà travaillées. Une pratique particulièrement utile consiste à établir une progression d’une lecture à l’unisson vers une lecture en dyade, puis vers une lecture autonome. Une pratique complémentaire consiste à enregistrer la lecture de l’élève (p. ex., à l’aide de l’application Soundtrap). L’élève peut alors entendre sa lecture, s’autoévaluer à l’aide de critères prédéfinis, noter sa vitesse et se fixer un nouvel objectif en lecture.
- Se donner du temps. Le temps est une composante importante en enseignement. Il est important que l’élève progresse une étape à la fois et qu’il se sente à l’aise dans la cadence des activités d’apprentissage. Par la suite, il est toujours possible d’y ajouter des éléments de complexité en fonction des stratégies d’enseignement que l’on souhaite incorporer dans notre pratique. Lorsque l’on peut trouver un ou une collègue de travail avec qui on peut partager, réfléchir et collaborer, le travail est d’autant plus agréable.
Références
1 Germain, C. (1993). Évolution de l’enseignement des langues : 5000 ans d’histoire. Paris : Clé international.
Ministère de l’Éducation de l’Ontario. (Juin 2011). Série d’apprentissage professionnel – La fluidité en lecture. Édition spéciale du secrétariat no. 12.
Ministère de l’Éducation de l’Ontario. (2003). Guide enseignement efficace de la lecture de la maternelle à la 3e année. Gouvernement de l’Ontario. http://www.atelier.on.ca/edu/resources/guides/gee_lecture_m_3.pdf (PDF)
van Barneveld, C. (Aout 2008). Faire la différence…De la recherche à la pratique - Utiliser les données pour améliorer le rendement des élèves. Monographie no.15.
https://edusourceontario.com/res/Faire-la-diff%C3%A9rence-no15?_=LnNnPTExLDQmLmNhPTY
Share, D. L. (1995). Phonological recoding and self-teaching: sine qua non of reading acquisition. Cognition, 55, 151-218.
Sprenger-Charolles, L. (2017). Une progression pédagogique construite à partir de statistiques sur l’orthographe du français (d’après Manulex-Morpho) : pour les lecteurs débutants et atypiques. A.N.A.E., 148, 247-256.
Stanovich, K. E. (1986). Matthew effects in reading: Some consequences of individual differences in the acquisition of literacy. Reading Research Quarterly, 22, 360-407.
Dans les huit dernières années, Marilène Goulet a enseigné dans la région de Toronto au niveau primaire et moyen. Elle est enseignante auprès d’élèves ayant des troubles sévères d’apprentissage à l’École d’application au Consortium Centre Jules-Léger (CCJL) à Ottawa. Son travail est centré sur la rééducation de la lecture, de l’écriture, de la communication orale et des mathématiques ainsi que la résolution de problèmes que l’on retrouve dans chacun de ces domaines. Tout récemment, Mme Goulet s’est jointe à l’équipe de développement des ressources éducatives au CCJL. Passionnée par l’enseignement, elle cherche de nouvelles approches pédagogiques afin d’outiller et appuyer ses élèves ayant des besoins particuliers. Ses champs d’intérêt sont l’enseignement de la lecture et de l’écriture, l’utilisation de la littérature jeunesse et du codage pour engager ses élèves dans leurs apprentissages.
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