
Par Joël Thibeault, Professeur, Faculté d’éducation à l'Université d’Ottawa
Introduction
En 2023, le ministère de l’Éducation de l’Ontario (MÉO) a lancé une version révisée du programme-cadre orientant l’enseignement du français dans la province. Dans celle-ci, la grammaire est mise en avant-plan, ce qui renvoie à une nouveauté par rapport au document qui la précédait. En effet, dans l’Annexe B du domaine B, le personnel enseignant trouve le Continuum des apprentissages linguistiques pour la lecture et l’écriture (CALLÉ), celui-ci indiquant, dans une perspective de progression spiralaire, les notions grammaticales à enseigner et les niveaux scolaires lors desquels elles doivent faire l’objet d’un enseignement. Pour engager l’élève dans son apprentissage du fonctionnement de la langue, les enseignant·es vont d’abord le sensibiliser aux notions grammaticales qui apparaissent dans le CALLÉ, notions qui seront ensuite enseignées systématiquement lors des niveaux ultérieurs, puis approfondies. Ce texte, qui fait suite à un atelier virtuel offert dans le cadre de la série des webinaires de TA@l’école, nous offre ainsi la chance de nous arrêter à la description linguistique qui sous-tend les notions grammaticales qui apparaissent dans le programme-cadre révisé de français, celle de la grammaire nouvelle, et de mettre en relation son enseignement avec les différents courants théoriques qui sont promus par le document ministériel. Par l’entremise de ce tour d’horizon, nous serons à même d’aborder l’importance de proposer aux élèves une description cohérente de la langue, ainsi que des façons stimulantes et novatrices d’enseigner la grammaire.
La grammaire nouvelle, un retour dans le programme-cadre révisé de français
En 2006, moment de la parution du programme-cadre de français précédent pour le palier élémentaire, la grammaire nouvelle (Nadeau et Fisher, 2006) a fait son entrée dans les prescriptions ministérielles de l’Ontario. Ce paradigme, qui est repris dans la version révisée, offre effectivement une description cohérente de la langue, cette dernière étant d’abord et avant tout perçue comme un système composé de régularités et de notions grammaticales qui sont liées les unes aux autres. L’appareil notionnel de la grammaire nouvelle, qui ne se limite plus à l’utilisation exclusive du sens pour rendre compte du fonctionnement des notions grammaticales, met ainsi en avant-plan des critères d’analyse morphosyntaxiques et, ce faisant, positionne la phrase comme pivot de l’analyse. C’est ainsi à partir de la phrase que l’élève est appelé à découvrir les composantes de la langue et les règles qui en régissent le fonctionnement. L’étalon phrastique, qui apparait logiquement dès la première année dans le CALLÉ, permet ainsi, au fur et à mesure de la scolarité de l’élève, de situer les notions grammaticales apprises par rapport à un point de référence théorique. Par exemple, lorsqu’il apprend le groupe du nom et les notions qui lui sont afférentes (p. ex., l’accord du déterminant, la place de l’adjectif dans ce groupe), il sera plus aisément à même de comprendre comment ce qu’il apprend lui permet la construction de phrases correctes et riches. En effet, le groupe du nom peut apparaitre en fonction sujet, mais aussi à titre de complément de phrase et de complément direct du verbe, entre autres. Le pilier de la phrase offert dans le programme-cadre révisé est donc susceptible d’amener l’élève à positionner les notions grammaticales dans un système cohérent et, ce faisant, d’en favoriser la compréhension et l’utilisation en production.
Puisque la grammaire nouvelle jette un regard principalement morphosyntaxique sur la langue et qu’elle place la phrase au cœur de sa description linguistique, elle offre aussi des outils d’analyse, qui sont explicitement mentionnés dans la partie théorique du programme-cadre révisé et qui sont repris également dans le CALLÉ. La phrase de base, définie par le recours aux fonctions grammaticales (Sujet + Prédicat + [Complément de phrase]) (Thibeault et Larouche, 2016), est un outil qui, comme nous le soulignions précédemment, favorise une compréhension de la grammaire en tant que système et qui offre un point de repère pour enseigner chaque notion selon un point de référence qui permet de la situer (Boivin, 2012). Ce modèle, qui plus est, peut également être un point de départ pour observer le fonctionnement des différents types et formes de phrases. L’élève, à partir d’une phrase qu’il rencontre en lisant ou en écoutant, peut ainsi en reconstruire l’homologue de base et, par le fait même, se questionner sur les mécanismes linguistiques ayant permis la transformation syntaxique. Par exemple, c’est en comparant une phrase de forme négative à son analogue positif (Je n’ai pas peur de la nuit./J’ai peur de la nuit.) que l’élève met au jour les opérations à réaliser pour transformer une phrase conforme à la phrase de base, par défaut positive, en une phrase négative, c’est-à-dire par l’ajout de marqueurs de négation autour du verbe.
Dans cette même optique, la grammaire nouvelle propose en outre d’étudier la langue au moyen des manipulations syntaxiques, lesquelles renvoient à des tests que l’élève peut utiliser pour poser et valider une hypothèse vis-à-vis d’une unité linguistique (une phrase, un groupe de mots, un mot) (Chartrand, 2013). Ces manipulations – l’ajout, l’effacement, le remplacement et le déplacement (Boivin et Pinsonneault, 2019) –, font d’ailleurs partie intégrante de ce qui doit être enseigné dans le CALLÉ. Eu égard au sujet de la phrase, à titre d’exemple, l’élève apprend, en 2e année, qu’il constitue le groupe de mots indiquant de quoi ou de qui on parle dans la phrase. Cela étant, au même moment, il apprend que ce groupe de mots est obligatoire et, donc, que la manipulation syntaxique d’effacement occasionne une erreur dans la phrase. L’année d’après, en 3e année, il approfondit ses connaissances sur le sujet de la phrase et apprend d’autres manipulations le concernant : ce groupe de mots peut être remplacé par un pronom de conjugaison (il, elles, etc.) et être encadré par des marqueurs d’emphase, C’est […] qui ou Ce sont […] qui (Beaulne et Gauvin, 2017).
L’enseignement intégré de la grammaire
En plus de proposer une description cohérente de la langue et continuum qui indique clairement les notions grammaticales à enseigner au fur et à mesure de la scolarité de l’élève, le programme-cadre révisé, dans ses différents domaines, invite le personnel enseignant à réfléchir à des courants théoriques qui peuvent orienter les pratiques qu’il déploie pour enseigner le français. Entre autres courants, notons l’enseignement intégré, qui vise la mise en relation explicite des différentes composantes du français (la grammaire, l’oral, la lecture, etc.) (Soucy, 2022). En ce qui concerne particulièrement la grammaire, un enseignement intégré repose sur des pratiques d’enseignement qui vise le décloisonnement des notions grammaticales, en ce que l’enseignant·e gagne à les contextualiser et, pour ce faire, à recourir à une grande variété de textes authentiques. Dans cette perspective, le porte d’entrée pour aborder la grammaire avec les élèves n’est plus la grammaire en tant que telle : dans un cadre d’intégration, il est davantage pertinent de revisiter les textes utilisés pour enseigner d’autres objets (il peut s’agir de la lecture, certes, mais aussi d’autres disciplines scolaires) et de repérer les outils linguistiques qu’ont mobilisés les auteur·es au moment de les écrire. Quand les élèves ont eu la chance de s’en approprier le contenu, ils peuvent alors les redécouvrir lors d’une seconde lecture et, à partir d’une analyse de certains passages, explorer le fonctionnement grammatical d’une notion linguistique qui y apparait souvent et qui a été choisie par l’enseignant·e.
C’est dans cette perspective que, de concert avec Claude Quevillon Lacasse, professeure à l’Université d’Ottawa, nous proposons depuis 2016 une chronique dans la revue numérique Le Pollen, laquelle porte sur l’utilisation de la littérature de jeunesse à l’école. Dans ces articles, qui paraissent trois fois par année, nous décortiquons une notion grammaticale et, surtout, nous montrons comment partir de livres pour la jeunesse afin d’arrimer lecture, appréciation littéraire et grammaire. Les élèves, dans les activités que nous proposons, sont d’abord invités à prendre part à des activités de compréhension et à poser un jugement appréciatif vis-à-vis de l’œuvre lue. Puis, lors d’une lecture ultérieure, l’enseignant·e met en œuvre des dispositifs dont la visée est de faire découvrir le fonctionnement d’une notion grammaticale que l’auteur·e a employée de façon intéressante au moment d’écrire son livre. Ce faisant, les élèves sont appelés à saisir que la grammaire est un outil que les personnes qui écrivent utilisent pour construire leur récit et générer un effet sur leur lectorat. Ils peuvent alors percevoir toute l’utilité des notions grammaticales qui leur sont enseignées.
L’enseignement plurilingue de la grammaire
Sensible aux enjeux relatifs à l’équité et à l’inclusion, le MÉO promeut dans le programme-cadre révisé de français le recours aux approches plurilingues. Ces dernières, proposées dans un contexte où la diversité linguistique et culturelle devient une caractéristique définitoire des populations scolaires en Ontario francophone, font de cette diversité le pilier à partir duquel se déploient les pratiques d’enseignement. Ainsi, grâce à une reconnaissance, une valorisation et une mise à profit des connaissances que détiennent les élèves des langues autres que le français, l’enseignement peut se faire à partir des connaissances antérieures de tous les élèves, que celles-ci aient été construites en français ou non, et favoriser le développement de représentations positives vis-à-vis de la diversité linguistique (Fleuret et Auger, 2021; Moore, 2006).
En ce qui a trait particulièrement à l’enseignement de la grammaire, comme l’indique le programme-cadre révisé de français, l’enseignant·e souhaitant mettre en œuvre des approches plurilingues peut notamment « comparer une même notion grammaticale dans plusieurs langues afin d’en faire ressortir les similitudes et les différences avec le français » (MÉO, 2023). Si cette comparaison peut être réalisée de manière explicite, en demandant aux élèves de traduire des énoncés dans une langue de leur répertoire linguistique et à en comparer le fonctionnement grammatical avec le français, elle peut également être infusée dans différentes pratiques d’enseignement grammatical. Par exemple, lorsque l’enseignant·e montre le recours à une manipulation syntaxique en français, il peut inviter ses élèves à se demander si une manipulation identique ou similaire serait applicable dans les langues qu’ils connaissent (Thibeault et Maynard, 2022). Ce détour par d’autres langues est ainsi susceptible de soutenir leur développement de capacités métalinguistiques et, par le fait même, de solidifier leurs connaissances relatives à la manipulation syntaxique enseignée. Enfin, pour faire la promotion des approches plurilingues, le MÉO a récemment financé la création d’une plateforme numérique sur laquelle se trouve une grande variété de pratiques qui en relèvent (Lory et Valois, 2024). Une section entière de cette plateforme est d’ailleurs consacrée à l’enseignement grammatical plurilingue ; on y trouve notamment une liste de 11 pratiques qui permettent de tenir compte du plurilinguisme des élèves en grammaire (Maynard et Thibeault, 2023).
L’enseignement critique de la grammaire
Dans la foulée de la parution de ses sept compétences transférables, le MÉO reconnait à présent l’importance d’amener les élèves à faire preuve de pensée critique, cette dernière étant explicitement mentionnée dans le programme-cadre révisé de français. De ce fait, en procédant à une analyse des systèmes sociaux et en se questionnant par rapport à des enjeux qui touchent leur quotidien, les élèves sont appelés à se positionner de façon éclairée lorsqu’ils construisent leurs connaissances et qu’ils prennent des décisions. Si, de prime abord, il peut sembler difficile d’amener les élèves à faire preuve d’esprit critique en grammaire – « ne faut-il pas simplement qu’ils apprennent et qu’ils appliquent les conventions du français standard? », pourrait-on se demander –, cette discipline scolaire représente en fait un terreau fertile pour encourager l’élève à faire preuve d’une distanciation critique vis-à-vis d’enjeux sur la langue.
En effet, le français standard est une variété de français parmi d’autres, qui sont fréquemment perçues comme inférieures, mais qui sont également régies par un fonctionnement grammatical. De ce fait, l’enseignant·e peut donc comparer la grammaire de diverses variétés avec ses élèves et discuter des enjeux sociaux qui concourent à l’utilisation de telle ou telle variété de français. De façon complémentaire, il peut être intéressant d’aborder avec eux des questions d’actualité sur la langue afin qu’ils comprennent, d’une part, que le français est une langue dynamique et que, donc, d’autre part, les normes que fixe la société à son égard peuvent également être changeantes. À cet égard, au moment où l’enseignant·e aborde l’accord des participes passés employés avec l’auxiliaire avoir, soit à partir de la 7e année (MÉO, 2023), il·elle peut amener les élèves à lire des articles publiés dans des journaux grand public présentant des arguments en faveur et en défaveur de la réforme qui est actuellement proposée par diverses instances de part et d’autre de la francophonie (à cet effet, voir notamment l’article d’Elchacar, 2024). De manière similaire, dans le CALLÉ du programme-cadre révisé de français, à partir de la 4e année, il est proposé d’enseigner aux élèves les mécanismes dont se dote le français pour mettre en avant une écriture inclusive et non binaire. Cet enjeu, qui fait actuellement couler beaucoup d’encre, peut dès lors amener les élèves à prendre un pas de recul par rapport à la formule voulant que le masculin l’emporte sur le féminin et à réfléchir au fait que le matériau écrit ne permet pas toujours à tous les individus de s’y reconnaitre. Les élèves peuvent ainsi développer leur esprit critique en prenant position par rapport à certaines règles de grammaire et en mettant au jour les présupposés idéologiques qui les sous-tendent parfois (Thibeault et Maynard, 2024).
Conclusion
La grammaire fait certes un retour en force dans le plus récent programme-cadre révisé de français en Ontario. Si le CALLÉ représente un outil précieux pour inscrire son enseignement dans une progression logique, la quantité de notions qu’il propose peut d’abord paraitre déstabilisante. Cela étant, le programme-cadre révisé propose également bon nombre d’avenues pédagogiques pour que ces notions puissent être enseignées de manière signifiante. Ces avenues, d’après nous, représentent donc une belle occasion de se questionner sur les finalités de la grammaire et de son enseignement, et de se demander, entre autres, comment il peut être mis au service des compétences dont ont besoin les citoyen·nes d’aujourd’hui et de demain. Il est dès lors probable qu’en essayant de nouvelles pratiques, le personnel enseignant propose un renouveau qui permettra non seulement aux élèves de comprendre la grammaire, mais aussi de l’apprécier.
*Voir le l'enregistrement du webinaire : L’enseignement de la grammaire et sa place dans le programme-cadre révisé de français en Ontario
Références
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Boivin, M.-C. (2012). La pertinence didactique de la phrase de base pour l’enseignement du français. Revue canadienne de linguistique appliquée, 15(1), 190-214. https://journals.lib.unb.ca/index.php/cjal/article/view/19953
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Chartrand, S.-G. (2013). Les manipulations syntaxiques : de précieux outils pour comprendre le fonctionnement de la langue et corriger un texte (2e éd.). Chenelière.
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Fleuret, C. et Auger, N. (2021). Didactisation et plurilinguisme : l’apport de la littérature de jeunesse pour approcher la norme scolaire. Le français aujourd’hui, 215(4), 89-104.
Lory, M.-P. et Valois, M. (2024). Les approches plurilingues dans les écoles de langue française en Ontario. Centre franco. https://approchesplurilingues.e-a-v.ca
Maynard, C. et Thibeault, J. (2023). Enseigner la grammaire du français au moyen du plurilinguisme : description des pratiques d’enseignant·es du Québec et de l’Ontario. Arborescences, 13, 49-64. https://doi.org/10.7202/1107654ar
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Moore, D. (2006). Plurilinguismes et école. Didier.
Nadeau, M. et Fisher, C. (2006). La grammaire nouvelle. La comprendre et l’enseigner. Gaëtan Morin.
Soucy, E. (2022). Vers une définition de l’approche intégrée du français. Formation et profession, 30(3), 1-14. https://doi.org/10.18162/fp.2022.724
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Thibeault, J. et Maynard, C. (2024). Vers un enseignement critique de la grammaire : exemples de pratiques d’une enseignante de français au secondaire québécois. Pratiques, 201-202. https://doi.org/10.4000/122tx
Joël Thibeault est professeur régulier à la Faculté d’éducation de l’Université d’Ottawa et professeur auxiliaire à la Faculté d’éducation de l’Université de Regina. Dans le cadre de sa recherche, il s'intéresse notamment à l'enseignement et à l'apprentissage de la grammaire en contexte francophone minoritaire, à l'utilisation de la littérature de jeunesse dans l'enseignement des conventions linguistiques et aux approches plurilingues en enseignement du français.