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Par Kathleen Hipfner-Boucher et Becky Chen, Ph. D.

En moyenne, le lecteur adulte compétent possède une « base de données » de 30 000 à 70 000 mots qu’il peut lire instantanément, sans effort (Mather et Jaffe, 2021). On appelle cette base de données un lexique orthographique. Ce lexique  est essentiellement un dictionnaire mental de séquences de lettres représentant des mots ou des parties de mots que l’on rencontre souvent (p. ex., -tion) et qui sont stockées en mémoire pour être rapidement récupérées lors de la lecture ou de l’écriture. Une « entrée de dictionnaire » complète comprend des renseignements sur les trois formes du mot, soit sa forme phonologique (sa prononciation – les sons que comprennent le mot), sa forme orthographique (son orthographe – comment on épelle le mot) et sa forme sémantique (sa ou ses significations/le(s) sens du mot) (Perfetti, 2007) (voir la figure 1). La rapidité et la facilité avec lesquelles les mots sont extraits du lexique orthographique dépendent de la mesure dans laquelle ces trois formes sont liées – ou « attachées » – les unes aux autres dans la mémoire. Contrairement aux noms des capitales provinciales et territoriales, ou aux mois de l’année en français, la plupart des mots stockés dans le lexique orthographique ont été mémorisés sans effort conscient, ni enseignement explicite à l’école.

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La théorie en lien avec la cartographie orthographique (Ehri, 2014) explique comment le lecteur expérimenté construit son lexique orthographique. La cartographie orthographique est le processus cognitif par lequel les enfants apprennent à lire les mots en les visualisant et à les épeler de mémoire. Grâce à la cartographie orthographique, des connexions entre les lettres et les sons s’établissent et créent un lien entre la prononciation, l’orthographe et le sens de chaque mot faisant partie du lexique orthographique.

Les éléments de base qui permettent la cartographie orthographique

Pour mieux comprendre le concept de cartographie orthographique, examinons quelques notions qui le sous-tendent, en commençant par la phonologie et la conscience phonologique. La phonologie renvoie au système sonore d’une langue. La forme phonologique d’un mot est donc la façon dont il est prononcé à voix haute. Les mots à l’oral sont constitués de phonèmes, les plus petites unités sonores. Le français compte 36 phonèmes, chacun étant représenté par une ou plusieurs lettres ou graphèmes (par exemple, le phonème /m/ est représenté par la lettre m, le phonème /ʃ/ par le digramme ch comme dans chat). La conscience phonologique est la capacité d’isoler et de manipuler les sons d’une langue au niveau de la syllabe, de l’attaque-rime et du phonème (Schuele et Boudreau, 2008). Les enfants font preuve de conscience phonologique lorsqu'ils peuvent, par exemple, frapper dans leurs mains en prononçant les syllabes d’un mot, des mots qui riment ou des mots commençant par le même son.

La conscience phonémique est la compétence phonologique la plus importante pour apprendre à lire une langue alphabétique. En effet, dans un système d’écriture alphabétique, les mots imprimés sont essentiellement des séquences de symboles qui représentent des séquences de phonèmes. Pour que les enfants arrivent à lire et à écrire correctement, ils doivent d’abord apprendre à reconnaître les lettres, puis les suites de lettres (p. ex., -euil -ette), et à les associer aux phonèmes correspondants – ce que l’on appelle la correspondance graphème-phonème (CGP). La conscience phonémique la plus importante à maîtriser est la fusion des phonèmes (/l//a//k/--> lac) et la segmentation des phonèmes (lac-->/l//a//k/). La connaissance de la CGP et la maîtrise de la fusion et de la segmentation des phonèmes sont les compétences entre coupants qui permettent la cartographie orthographique (Ehri, 2014). Les enfants qui ont de la difficulté à lire les mots rapidement et précisément ont tendance à présenter des faiblesses dans ces trois compétences, compromettant du coup leur capacité à mettre en correspondance les séquences de lettres avec les formes phonologiques connues des mots et à développer le lexique orthographique qui permet de lire avec fluidité.

Alors que la phonologie se rapporte aux sons, l’orthographe se rapporte à la façon dont ces sons sont représentés par des symboles imprimés. Le mot orthographe vient des mots grecs orthos, qui signifie « juste » ou « vrai », et graphein, qui signifie « écrire ». En français, les symboles orthographiques comprennent les lettres majuscules et minuscules ainsi que les chiffres et les signes de ponctuation. La connaissance orthographique est la connaissance stockée dans la mémoire de l’orthographe des mots des formes orthographiques qui reviennent souvent et des règles qui régissent l’« apparence » de la parole imprimée dans une langue donnée (p. ex., le u suit toujours le q en français)  (Apel, 2011).

Différents niveaux de connaissances orthographiques sont nécessaires pour devenir des lecteurs et des écrivains compétents (Mather et Jaffe, 2021). La maîtrise de la lecture sous-tend la reconnaissance automatique des lettres imprimées ou des séquences de lettres et la fusion des phonèmes individuels qu’elles représentent, afin de récupérer la forme orale d’un mot. En revanche, une bonne orthographe nécessite la segmentation d’un mot en ses phonèmes constitutifs et le rappel des lettres qui y sont associées pour récupérer la forme écrite du mot. Le rappel est plus difficile sur le plan cognitif que la reconnaissance et nécessite une trace mnésique plus solidement ancrée de la séquence des lettres qui composent un mot. C’est pourquoi, même à l’âge adulte, nous n’avons peut-être aucune difficulté à lire les mots médiéval ou kaléidoscope, mais nous devons parfois prendre le temps de réfléchir avant de les écrire. Les enfants dont la capacité à traiter l’information orthographique est faible éprouvent plus de difficulté à établir des liens fiables entre les formes orthographiques et phonologiques d’un mot. Par conséquent, ils peuvent avoir de la difficulté à reconnaître les mots qu’ils lisent et à se souvenir de l’ordre dans lequel les lettres sont placées dans les mots.

Qu’est-ce que la cartographie orthographique ?

La cartographie orthographique est le processus cognitif par lequel les lecteurs associent les phonèmes aux graphèmes correspondants afin que les mots puissent être stockés pour être immédiatement récupérés dans une approche dite « globale » (Ehri, 2014). La cartographie orthographique permet de mettre en correspondance  les lettres que nous voyons sur une page et les sons que nous entendons dans les mots, afin qu’ils puissent être stockés, avec le sens du mot, dans le lexique orthographique. Le processus de cartographie orthographique part de la connaissance de la prononciation et du sens des mots acquise à l’aide de l’écoute et de la parole, et relie cette connaissance à de nouvelles connaissances, à savoir l’orthographe du mot. Comment cela se produit-il ? Lorsque les enfants commencent à lire, ils s’appuient sur le décodage pour traduire les mots imprimés inconnus en mots dits à l’oral (Share, 2004). En appliquant les règles de la CGP, ils prononcent les lettres dans l’ordre, puis combinent les sons pour identifier le mot dans son ensemble, dans un processus lent et laborieux. Après plusieurs lectures successives du même mot, la forme orthographique du mot devient liée à sa forme phonologique et sémantique dans la mémoire à long terme. Le mot devient alors un mot du lexique orthographique du lecteur qui est appris au point d’être reconnu instantanément, sans recours au décodage et sans effort conscient (Mather et Jaffe, 2021).

 

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La cartographie orthographique permet donc aux enfants de développer une lecture rapide et précise, ou fluide, des mots. La lecture fluide des mots, à son tour, permet au lecteur d’orienter ses ressources mentales vers l’objectif principal de la lecture; donner un sens au texte (Cunningham et coll., 2010). De même, elle permet aux enfants d’épeler les mots de mémoire rapidement et précisément, permettant aux ressources mentales d’être dirigées vers des tâches plus exigeantes sur le plan cognitif, comme générer des idées, planifier et réviser au cours du processus d’écriture. Il est important de noter qu’au fur et à mesure que les enfants ont moins d’efforts à fournir pour la lecture et l’orthographe, ils peuvent dès lors se concentrer sur  le sens des mots plutôt que sur la forme. Ainsi, la cartographie orthographique permet d’apprendre des mots de vocabulaire à partir de textes imprimés et d’apprendre à les lire en les voyant et en les épelant de mémoire.

Le lexique orthographique se développe avec le temps (Ehri, 2012). Une fois qu’ils connaissent le nom et le son, les enfants commencent à utiliser les graphèmes pour représenter les sons les plus importants des mots, le plus souvent le premier ou le dernier graphème du mot. Au fil du temps, une connaissance plus approfondie des phonèmes et des graphèmes qui les représentent habituellement permet aux enfants de décoder et de construire progressivement un lexique orthographique dans lequel la phonologie, l’orthographe et la signification sont liées. La lecture des mots devient plus fluide. Au fur et à mesure que les mots s’ajoutent au lexique orthographique, les enfants en viennent à s’appuyer sur la connaissance de « segments » orthographiques plus importants, tandis que la CGP vient appuyer le décodage et l’orthographe des nouveaux mots. Ces segments comprennent des syllabes, des affixes et des inflexions (p. ex., des marqueurs de temps de verbes comme -er, ou -ons dans marcher), et ainsi que des mots entiers lus comme une seule et même unité.

Bien entendu, il n’est pas possible d’enseigner explicitement aux enfants la forme orthographique de chaque mot qu’ils rencontrent à l’écrit. Alors comment développent-ils éventuellement un lexique orthographique d’une dizaine de milliers de mots ? La recherche nous révèle que c’est le processus de décodage des mots lui-même qui permet aux enfants d’apprendre par eux-mêmes l’orthographe des nouveaux mots. En effet, le processus de décodage s’effectue lettre par lettre, en attirant l’attention sur les lettres et la séquence des lettres dans les mots. L’attention portée aux lettres et à leur séquence est essentielle à la cartographie orthographique, tout comme la connaissance de la CGP. Lorsque les enfants réussissent à prononcer un nouveau mot en associant les lettres aux sons, ils « apprennent par eux-mêmes » la séquence des lettres (ou la forme orthographique) qui représente la forme orale du mot stockée dans la mémoire à long terme, ainsi que le sens du mot nouveau. À ce stade, le mot peut dès lors être lu automatiquement et sans effort (Share, 2004).

Il faut garder en compte que de nombreux mots français sont irréguliers et que la CGP ne permet pas à elle seule de les déchiffrer complètement. Toutefois, même les mots irréguliers présentent certaines formes régulières, comme femme – toutes les lettres sauf le premier e sont prononcées typiquement – ce qui permet un « décodage partiel » (Share, 1995). Le lecteur qui apprend par lui-même un mot irrégulier est orienté vers le mot approprié en choisissant parmi les possibilités peu nombreuses qu’offre le contexte (p. ex., opter pour femme plutôt que famille dans la phrase suivante : La robe jaune appartient à cette…). L’autoapprentissage de nouvelles formes orthographiques, qu’elles soient régulières ou irrégulières, se fait surtout en lecture libre. Les recherches montrent qu’il suffit d’une à quatre expositions à un nouveau mot pour qu’une nouvelle forme orthographique soit acquise. Chez un enfant qui se développe typiquement, l’autoapprentissage se fait une fois qu’il a fait l’expérience de la mécanique de la lecture et qu’il la maîtrise.

Soutenir les compétences nécessaires à la cartographie orthographique

La cartographie orthographique est le processus cognitif par lequel les enfants apprennent à lire les mots en les voyant, à les épeler de mémoire et à apprendre le sens de ces mots nouveaux à partir de l’écrit. La cartographie orthographique n’est pas une compétence qui s’enseigne, et il n’existe pas d’activité de cartographie orthographique. En revanche, les compétences qui appuient la cartographie orthographique peuvent et doivent être enseignées de manière explicite et systématique, dès la maternelle et la prématernelle, si l’on veut que les enfants parviennent à lire et à écrire correctement. Les compétences qui appuient la cartographie orthographique résident dans la capacité à fusionner et à segmenter les mots, ainsi que dans la connaissance des correspondances graphème-phonème ; l’enseignement devrait ainsi commencer à ce niveau et, éventuellement, se coupler à une pratique poussée de la lecture de livres décodables. Il est important d’intégrer l’enseignement de la lecture et de l'orthographe ; les recherches indiquent que le fait de fournir aux enfants l’orthographe d’un mot facilite l’apprentissage de sa prononciation et de sa signification (Miles et Ehri, 2019). Des ressources fondées sur des données probantes pour enseigner les compétences de base en matière de cartographie orthographique sont disponibles sur le site Web Florida Centre for Reading Research (https://fcrr.org/). Ce site Web propose des ressources à la fois aux éducateurs et aux parents.

 

Références

Apel, K. (2011). What is orthographic knowledge? Language, Speech, and Hearing Services in  Schools, 42, 592-603.

Cunningham, A. E., Nathan, R. G., Schmidt Raher, K. (2010). Orthographic processing in models of word recognition. In M. L. Kamil, P. D. Pearson, E. Birr Moje, P. P. Afflerbach (Eds.). Handbook of reading research: Volume IV (pp. 259-285). New York: Routledge.

Ehri, L. C. (2014). Orthographic mapping in the acquisition of sight word reading, spelling memory, and vocabulary learning. Scientific Studies of Reading, 18, 5-21. DOI: 10.1080/10888438.2013.819356

Mather, N. & Jaffe, L. (2021). Orthographic knowledge is essential for reading and spelling. Reading League Journal, September/October, 15-25.

Miles, K. P. & Ehri, L. C. (2019). Orthographic mapping facilitates sight word memory and vocabulary learning. In D. Kilpatrick, R. M. Joshi, & R. K. Wagner (Eds.). Reading development and difficulties: Bridging the gap between research and practice (pp. 63-82). Cham, Switzerland: Springer.

Perfetti, C. (2007). Reading ability: Lexical quality to comprehension. Scientific Studies of Reading, 11, 357-383. DOI: 10.1080/10888430701530730

Schuele, C. M. & Boudreau, D. (2008). Phonological awareness intervention: Beyond the basics. Language, Speech, and Hearing Services in Schools, 39, 3-20.

Share, D. L. (2004). Orthographic learning at a glance: On the time course and developmental onset of self-teaching. Journal of Experimental Child Psychology, 87, 267-298.

Share, D. L. (1995). Phonological recoding and self-teaching: Sine qua non of reading acquisition. Cognition, 55, 151-218.

Kathleen Hipfner-Boucher est agente principale de recherche au Multilingualism and Literacy Lab de l'Institut d'études pédagogiques de l'Ontario (Université de Toronto). Ses recherches portent sur les compétences linguistiques orales qui favorisent la compréhension de la lecture chez les enfants monolingues et multilingues. Elle s'intéresse particulièrement à la façon dont les compétences acquises dans une langue permettent de lire dans les autres langues d'un enfant.

 

 

 

Becky Xi Chen est professeure au département de psychologie appliquée et de développement humain de l'Institut d'études pédagogiques de l'Ontario. Ses recherches portent sur le développement du langage et de la littératie chez les enfants bilingues et multilingues. Elle se spécialise également en dyslexie et en difficultés de lecture et de compréhension chez les enfants bilingues.